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LE RAPPORT SECRET
DE
KARATHÉODORY PACHA
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BERTRAND BAREILLES
LE
RAPPORT SECRET
SUR LE
Congrès de Berlin
ADRESSÉ A LA S. PORTE
PAR
KARATHÉODORY PACHA
PREMIER PLÉNIPOTENTIAIRE OTTOMAN
EDITIONS BOSSARD
/i3, RUE MADAME, 43
PARIS
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Copyright by Bertrand Bareillès, 1919.
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LA DIPLOMATIE TURCO-PHANARIOTE
UN simple hasard m'a permis de prendre copie
sur le texte original d'un rapport secret adressé
à la Porte par Carathéodory pacha qui prit part,
en 1878, comme plénipotentiaire ottoman, aux con-
férences du Congrès de Berlin. La brève analyse
que j'en ai donné dans mon ouvrage : Les Turcs, a
éveillé une si vive curiosité que je crois devoir,
pour la satisfaire pleinement, en publier le texte
complet. Des publicistes autorisés l'ont déclaré d'un
intérêt capital. Il joint aussi incontestablement celui
de l'opportunité ; caries faits qu'il met en pleine lu-
mière ont été, par leurs conséquences, les plus impor-
tants de l'histoire de la seconde moitié du siècle
dernier. Tous les événements politiques survenus
depuis et qui sont à l'origine du grand cataclysme
6 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
européen s'y rattachent intimement, découlant tous
de l'œuvre néfaste accomplie au Congrès de Berlin
que présida l'autoritaire chancelier de fer. On verra,
dans ces pages écrites sous l'impression de souve-
nirs encore frais, de quelle façon le représentant de
la nouvelle Allemagne, issue des traités de Prague
et de Francfort, sut asservir le monde civilisé à
ses intrigues et à ses desseins.
Carathéodory pacha, Grec de naissance et de reli-
gion, dut l'honneur d'y représenter la Turquie à
ses capacités et aussi à la circonstance qu'il occupait
alors le poste d'ambassadeur à Londres. On peut dire
de lui qu'il fut le dernier diplomate raya qui aura
mis son savoir au service de la politique ottomane,
et le dernier représentant d'une tradition vieille de
deux siècles (1). Jusqu'aux premiersjoursde laRévo-
(^) La Porte n'avait pas été heureuse dans le choix
do ses plénipotentiaires. Tandis qu'elle aurait dû faire
défendre sa cause par des Ottomans de grande enver-
gure, elle l'avait remise à des agents de second ordre
et qui, de plus, pour des raisons diverses, ne pouvaient
obtenir l'influence au Congrès. L'un, Carathéodory, chef
de la mission, était Hellène de race et de religion,
l'autre Méhémet Ali Prussien d'origine et renégat ;
le troisième, Sadoullah, insignifiant. Il y avait là, et
nous le savions tous, un calcul singulier de psychologie
turque : on avait éprouvé à Constantinople la plus
vive répugnance à compromettre un grand personnage
de rislam dans une négociation qui, tout en atténuant
DIPLOMATIE T UR CO - PH AN AR I O T E 7
lution grecque, en 1821, la Porte employait des Pha-
nariotes dans ses rapports diplomatiques avec les
ambassadeurs des nations européennes. Le Phanar
est un quartier de Stamboul, baigné par la Corne-
d'Or, et entièrement peuplé de Grecs, de prêtres et
de moines. C'est au Phanar que le patriarche œcu-
ménique et son synode établirent leur résidence, après
qu'ils eurent été successivement chassés du voisinage
de Sainte-Sophie, la Grande Église, et du quartier
des Saints- Apôtres, dont les églises furent conver-
ties en mosquées. Les Phanariotes appelés au ser-
vice ottoman prenaient le titre de Divan Terdjûmani
dont nous avons fait drogman. Ils en étaient les
interprètes, les secrétaires et les conseillers. On comp-
Ics clauses de San-Stefano, consacrerait, une fois de
plus, des empiétements sur les domaines et sur la souve-
raineté du Sultan. On préférait donc laisser la respon-
sabilité à un raya, en se flattant qne les cours chré-
tiennes prendraient cette nomination comme un acte
de déférence. Or, rien n'était plus loin de leur pensée.
Elles n'ignoraient pas qu'à Stamboul un chrétien n'a
jamais qu'une position subalterne, et que la direction
réelle des affaires n'appartient qu'aux musulmans. Ca-
rathéodory, dont nul ne méconnaissait assurément la
haute intelligence, le loyal caractère, l'instruction très
étendue et les mérites de diplomate et d'écrivain, n'en
était pas moins un ministre transitoire et un pacha
de circonstance, et, comme tel, malgré ses rares talents
et ses laborieux efforts, demeurait sans action sur la
haute Assemblée (Comte Charles de Mouy, ambassa-
deur de France. Plon-Nourrit, 1909.)
8 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
tait aussi un drogman de la flotte, mais ce dernier
emploi n'était que l'étape obligatoire qui acheminait
le titulaire au grand drogmanat. Parmi eux étaient
pris, depuis qu'avaient été mis à mort, au château
des Sept-Tours, les derniers survivants de la dy-
nastie nationale des Brancovan, les hospodars de
Valachie et de Moldavie. Le drogman du Divan
relevait d'un dignitaire, le Réis-Effendi, chargé
spécialement des affaires des Européens et qui
n'était lui-même qu'un domestique du grand vizir.
La vieille administration turque n'était qu'une hié-
rarchie d'esclaves et de domestiques.
Le drogman phanariote servait d'intermédiaire
entre la Porte et les représentants de la chrétienté ou,
pour mieux dire, entre le monde occidental et la
mystérieuse Turquie, alors plus fermée qu'elle ne
l'a été de nos jours. Le Turc se faisait une loi d'igno-
rer la chrétienté et il ne pensait point qu'il lui fût
utile d'établir des rapports avec une humanité qu'il
méprisait. Il n'y entretenait aucun ambassadeur, et,
en temps de guerre, il incarcérait au château des
Sept-Tours ceux qu'il tolérait chez lui. Le Turc
n'avait en Europe aucun intérêt à ménager, ni com-
merce, ni nationaux à protéger. L'Europe, c'était la
terre de l'Infidélité, le Dar-ul-Harp où il n'allait
que pour y porter ses armes. Telle était la force
DIPLOMATIE TURCO - P H AN AR I O T E 9
des préjugés qu'il ne pouvait, sans encourir l'ana-
thème, entretenir avec Vinfidèle aucune espèce de
relation, à moins qu'il ne fût sujet raya, c'est-à-dire
esclave. Pour savoir à quel degré d'abaissement
était réduit ce dernier, il suffit de dire que le
sou-bachi, commis à sa surveillance, ne prenait rang
qu'après tous les autres agents de l'administration,
et à tel point ses fonctions étaient méprisées qu'il
les considérait lui-même comme une disgrâce. C'est
donc pour ne pas compromettre la dignité de son
turban que le Reis-effendi se servait d'un chrétien,
dans ses relations avec les Européens, outre que son
ignorance le lui rendait indispensable. La classe
élevée ne se distinguait, en ce temps-là, que par une
connaissance plus ou moins approfondie des lois
sacrées. Les lettrés apprenaient un peu de persan,
les ulémas un peu d'arabe, mais s'interdisaient
toute notion de science pratique. Si bien qu'en
1770 les membres du Divan refusaient de croire
que des navires russes de la Baltique avaient
pénétré dans la Méditerranée qu'ils appellent
mer Blanche. Mais, lorsqu'ils apprirent que leur^
flotte, surprise à Tchechmé, avait été brûlée par
l'amiral Orloff, ils portèrent aux nues l'art divina-
toire de l'ambassadeur français qui les avait inutile-
ment prévenus. Vers ce temps-là le représentant de
lO RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
Moustafa III se présentait aux conférences de Fock-
chani avec une traduction de l'Évangile, croyant que
ce livre renfermait toute la science des Européens,
par analogie avec le Coran qui est la règle suprême
du Musulman.
Le Drogmanat, en tant qu'institution officielle,
remonte au xvii^ siècle. Le premier drogman fut
Panayot Nikoussios, fils d'un pelletier originaire de
l'île de Chio. Son père lui fit donner une éducation
soignée pour l'époque. A Padoue, il apprit le latin,
l'italien, la philosophie, les mathématiques et l'as-
tronomie. Au Phanar, le grec, le persan, l'arabe et
le turc. Il entra d'abord au service de l 'internonce
apostolique en qualité d'interprète ; puis, s 'étant
insinué dans les bonnes grâces du grand vizir Meh-
med Kupruli, il lui dit un jour combien les
Turcs étaient imprudents de s'en rapporter aux
étrangers du soin de traduire les pièces qui les
concernaient. Cet avis ayant été goûté, le grand
vizir l'appela aussitôt au service du Divan. Dans
ce nouvel emploi, Panayot fit preuve non seule-
ment de talent, mais d'un dévouement absolu aux
intérêts qui lui étaient confiés. Il contribua, par ses
conseils, à raffermir la domination du Croissant dans
la mer Egée par l'annexion de l'île de Crète et la
ruine de l'influence italienne dans la Méditerranée.
DIPLOMATIE T U R C O - PH AN AR I O T E II
Ce succès lui valut le titre de Divan Tetdjifnan, ce
qui faisait de lui une façon de ministre des Affaires
étrangères. Les quelques améliorations que les
Kuprulis venaient tout récemment d'apporter au
régime atroce des rayas avaient préparé les esprits à
cette innovation introduite dans le rouage adminis-
tratif. Au fond, ce n'était là qu'un retour à une tra-
dition qui remontait à l'origine de la dynastie où
tous les emplois de la plume étaient abandonnés aux
chrétiens. Moustafa Kupruli avait édicté un Nizam^
Djedid qui enjoignait aux gouverneurs des pro-
vinces de ne prélever sur les sujets rayas que le seul
impôt de capitation. Il abolissait la loi du Devchurmé,
par laquelle chaque famille chrétienne était tenue
de céder au sultan un enfant mâle sur trois pour être
incorporé dans le corps des janissaires. Le quartier
du Phanar bénéficia particulièrement de ces heu-
reuses dispositions. A cette époque, le Grec n'était
pas moins ignorant que le Turc dont il ne se distin-
guait que par la couleur du vêtement et par les stig-
mates d'un abaissement qui lui enlevaient toute per-
sonnalité. La perspective qui désormais s'offrait â
son ambition d'arriver aux honneurs du drogmanat
le disposa à apprendre les langues européennes,
l'italien d'abord, alors seul en usage dans les chan-
celleries du Levant, puis le français. Il joignait à
12 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
une connaissance suffisante des affaires de l'Occi-
dent, celle qu'il avait des mœurs locales et des in-
trigues du sérail. Les Mavrocordato, les Soutzo,
les Mourouzi parlaient facilement plusieurs lan-
gues et étaient versés dans la littérature orientale.
Dans ce poste, ils ne rendaient pas que des ser-
vices à leurs maîtres, mais aux étrangers qui eurent
occasion de se louer de leurs bonnes dispositions.
« Habitués dès leur enfance avec les Turcs, con-
naissant leur langue et leurs préjugés, il était
rare, écrit Fontanier, que les drogmans ne fissent
adopter les mesures qu'ils proposaient. » C'est vers
le drogmanat que gravitaient les ambitions du Pha-
nar, c'est sur le crédit du Grand Drogman que s'ap-
puyait la politique du patriarche œcuménique. « Le
Grec au service turc, écrit l'historien Papparigo-
poulo, fut parfois utile à la nation, mais seulement
dans les circonstances où ses intérêts s'accor-
daient avec ceux de la Porte. » Il aurait pu ajouter —
et la remarque a déjà été faite — qu'il fut l'un des
plus actifs instruments de tyrannie entre les mains
de ses maîtres. Ajoutons cependant que c'est au
Phanariote et à sa culture que le Grec moderne
doit d'avoir pris conscience de lui-même. C'est par
le Phanariote qu'il a connu la science et les usages
de l'Occident. La première société athénienne po-
DIPLOMATIE TU R C O - P H AN AR I O T Ë I3
licée se compossit de familles venues de Cons-
tantinople, de Bucharest, de Marseille, de Li-
vourne, de Manchester et d'Odessa.
Ses fonctions, le drogman les exploitait au mieux
de ses intérêts, comme bien on pense. Tel était
d'ailleurs l'usage dans ce pays où les employés de
tous grades achetaient leurs emplois et n'arrivaient
à s'y maintenir qu'en distribuant force présents.
Toutes les charges des pachaliks se vendaient au
plus offrant. Le sultan vivait lui-même des cadeaux
qu'il recevait. Les profits attachés à sa dignité per-
mettaient au Phanariote de mener dans son Yali du
Bosphore la fastueuse existence d'un patricien du
Bas-Empire. Il y vivait avec son épouse, la Desptna,
entouré d'esclaves et d'adulateurs. Son titre de bey
lui donnait le droit, hautement apprécié, de porter
des babouches jaunes et un turban de cachemire
à la tête. Lui seul, parmi les rayas ^ jouissait
du privilège de traverser les rues de Stamboul
à cheval, suivi de quatre tchoadars coiffés
d'énormes bonnets fourrés. Le moment venu, il em-
pruntait aux Sarafs de Galata la somme nécessaire
pour acheter le droit de gouverner les provinces
danubiennes sous le titre de Hospodar, Il ne les gou-
vernait jamais bien longtemps, deux ou trois ans
au plus ; car l'un des Hospodars s 'étant avisé d'aug-
14 RAPPORT CARATHéODORY PACHA
menter, à son avènement, le tribut payé à la Porte,
les Turcs imaginèrent de les changer le plus fré-
quemment possible, afin de multiplier les occasions
d'accroître leurs revenus.
Ils rédigeaient les pièces diplomatiques destinées
aux cabinets européens en les adaptant à leur esprit,
en parlant le langage qu'ils entendaient. Au courant
de leur politique, de leurs préjugés, de leurs goûts,
ils présentaient invariablement les choses d'une
manière satisfaisante. Le Levantin se distingue
par son aptitude spéciale à deviner le caractère
des personnes auxquelles il a affaire. Souple et pé-
nétrant par atavique nécessité et par cet instinct qu'il
partage avec l'animal faible et traqué qui le porte à
opposer la ruse à la force, il s'adapte sans effort aux
circonstances les plus diverses. Ces manifestations
protocolaires n'ont pas peu contribué à rendre sup-
portables les rapports de l'Occident avec la Turquie.
C'est ce qui a fait dire à Machiavel que « pour ap-
prendre la politique il faut vivre à Constantinople ».
Seul le drogman portait la parole au nom du
gouvernement qu'il représentait, et les agents di-
plomatiques ne voyaient que lui. Si subtil fut leur
savoir-faire, si efficaces furent les moyens em-
ployés, toujours les mêmes, que l'Empire otto-
man put, sans dégâts ni dommages, traverser la
DIPLOMATIE TURC O - P H AN AR I O T E 15
tempête qui bouleversa l'Europe au début du
xix^ siècle et dans laquelle, plus d'une fois, faillit
sombrer sa fortune.
Depuis Catherine II l'opinion européenne s'était
habituée à l'idée d'une solution radicale de la ques-
tion d'Orient par l'expulsion des Turcs en Asie. Elle
était conseillée, souhaitée par tout ce que le corps
consulaire frarf^is comptait alors d'hommes éclairés
et expérimentés. Les consuls Félix Beaujour, Guys
et Fontanier ont écrit sur ce thème passionnant des
pages définitives. En attendant que fût érigé en
dogme le prihcipe de l'intégrité de l'Empire ottoman,
la diplomatie du Divan manœuvra de si habile façon
qu'elle déjoua tour à tour les plans de la Russie qui
aurait bien voulu établir son hégémonie sur l'Orient ;
ceux de la France et de l'Angleterre qui se dispu-
taient une influence toujours précaire. Très habile-
ment, la Porte sut les opposer entre elles, tantôt
penchant pour l'une, tantôt pour l'autre, suivant
les besoins du moment. Pour contrecarrer l'in-
fluence française, la Russie et l'Angleterre ne ces-
saient de la harceler d'offres et de demandes. La
Porte acceptait tout, promettait beaucoup, mais ne
se livrait jamais. Plus effrayés que flattés par cet
empressement, les membres du Divan se défiaient
du monde chrétien en général, en qui leurs pré-
l6 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
jugés ne laissaient voir qu'un ennemi de leur
foi. Le monde chrétien, ils ne le voyaient qu'à
travers les hallucinations d'un fanatisme aveugle
qu'exaspérait le sentiment encore confus des dan-
gers que le voisinage d'une Europe entreprenante
faisait courir à leur pays. Cet état d'esprit a, de
tout temps, dirigé leurs actes, en dépit des
apparences, et l'on peut affirmer avec assu-
rance qu'à aucun moment de sa curieuse histoire,
nulle puissance n'a pu se flatter d'avoir joui d'un
crédit complet dans ses conseils. La /Turquie n'a
jamais cédé qu'aux suggestions qui étaient ou con-
formes à ce qu'elle croyait son intérêt ou à ses vues
particulières.
Aussi vit-on cette chose inouïe que, tandis que
s'écroulaient la Pologne en 1772, la Prusse en 1806,
puis le grandiose édifice napoléonien, l'Empire des
Osmanlis, qui n'était, somme toute, qu'un organisme
asiatique fondé sur l'esclavage du chrétien, un foyer
d'anarchie et d'oppression, sut résister, non
seulement à tous les assauts, mais se servir bientôt
de ces mêmes puissances qui avaient escompté sa
dissolution, qu'elles croyaient prochaine, pour con-
solider son pouvoir théocratique « sur les deux
continents et les deux mers ».
Les services rendus à la Porte par la politique du
DIPLOMATIE TURCO-PHANARIOTE 17
Phanar purent être appréciés à leur juste valeur, au
cours de la Révolution grecque. Soupçonnés d'avoir
par leurs intrigues favorisé ce mouvement, les no-
tables Phanariotes furent les uns décapités, les autres
exilés ou mis à l'écart. Mais, du même coup, les
Turcs se virent privés de leurs conseillers ordinaires
et, faute d'expérience et de savoir, ils accumulèrent
bévues sur maladresses. Le spectacle fut pittoresque
de voir ces dignitaires enturbannés et encore bar-
bares aux prises avec les représentants des Puis-
sances. La courageuse résistance des Grecs ayant
fini par gagner les sympathies de l'Europe, en
juillet 1827, un traité était signé à Londres, par le-
quel la France, l'Angleterre et la Russie s'enga-
geaient à imposer au Divan leur médiation et la ces-
sation des hostilités. Surpris de cette intervention, à
laquelle aucun précédent ne les avait encore accou-
tumés, ils se répandaient en invectives et en mots de
colère. Aux sollicitations qui lui étaient adressées de
faire des concessions aux rebelles, le Réis-effendi
répondait : « Que vous importent nos rayas ? De
quoi vous mêlez-vous ? Vous les défendez' parce
qu'ils sont des Ghiaours comme vous. » Aux notes
de l'ambassadeur, il opposait une fin de non-recevoir
basée sur la loi de Chéri. « Votre intervention, fai-
sait-il observer, ressemble à l'immixtion d'un étran-
Ijaheilles 2
l8 «APPORT CARATHÉODORY PACHA
ger dans les affaires d'un hatem turc^ immixtion que
notre loi sacrée ne permet point. Lee chrétiens ont
des mstitutions qu'ils peuvent modifier à leur gré,
tandis que celles de l'État sublimé sont sacrées et
immuables. » Ce dignitaire de la Poite, en cefe
quelques mots, entrait pour une fois dans le
cœur de la question. Ce fut l'un des rares cas où
l'on vit un diplomate turc dire toute sa pensée.
Mais c'était là un Turc de la vieille Turquie, d'une
Turquie encore naïvement imbue du sentiment
d'une supériorité surnaturelle. Un jour, l'ambassa-
deur Guilleminot lui envoyait une note par son
drogman. Lorsqu'il se fut enquis du contenu de la
pièce, il déclara qu'il ne voulait pas la recevoir. Le
drogman insistant et le Turc s 'obstinant, il la dé-
posa sur le Divan en disant qu'il était libre d'y faire
telle réponse qu'il voudrait. Mais à peine aVait-il
passé la porte qu'un valet du Réis-efïendi se pré-
sentait chez lui et jetait le papier dans le vestibule,
puis e'enfuyait à toutes jambes.
Le foudroyant et imprévu avertissement de Na-
varin les rappela au sentiment des réalités. Les
graves dignitaires de la Porte durent se mettre à
l'école du Phanar. On doit reconnaître qu'ils y firent,
en peu de temps, d'étonnants progrès. Ils eurent
vite fait de s'assimiler les triics et les ficelles d'Uti
i
DIPLOMATIE TURCO-PHANARIOTE I9
métier dédaigné jusqu'alors et qu'ils n'âvaiefit ja-
mais eu occasion d'exercer qu'entre eux et dans
leurs affaires privées. Les qualités de riise et de
finesse, qui sont dans leur manière, ils les perfec-
tionnèrent par un exercice quotidien, et par tout
ce que l'instinct de conservation pouvait y ajouter
de subtilité, en raison de la nécessité où Ils
étaient de conjurer par la diplomatie les ennuis
d'une insolente immixtion que ne justifiait que
trop l'état d'anarchie du pays ottomati. Ils usèrent
à jet continu de l'équivoque et de la mystifica-
tion ; gagner du temps fut aussi leur grand art
et les moyens dilatoires n'eurent pas de secret pour
eux. Ils prirent surtout un malin plaisir à abuser de
l'ignorance de l'étranger, car, si paradoxal que cela
puisse paraître, l'Oriental connaît mieux les Eu-
ropéens que ceux-ci ne connaissent l'Oriental.
L'auteur de cette évolution fut le fameux Réschid
pacha. En 1832, il remplissait les fonctions de Ré-
férendaire à la Porte où il s'était fait remarquer par
une grande souplesse d'esprit et la connaissance de
la langue française. A ce moment, la Turquie traver-
sait une crise mortelle. A la Révolution grecque avait
succédé la révolte du Vali d'Egypte, le géniallMeh-
med Ali pach^, ci-devant marchand de tabac à Ca-
valla. En 1824, 1® sultan Mahmoud avait dû lui céder
20 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
le vilayet de Morée, à condition qu'il se chargerait
de réduire les Grecs. Ce fait devait entraîner des
conséquences très importantes et influer sur les des-
tinées de ces deux hommes. En 1834, Réschid était
envoyé en mission extraordinaire pour implorer l'as-
sistance de la France et de l'Angleterre contre le
redoutable vassal qui réclamait des compensations
en Syrie pour la perte de la Morée arrachée aux
Turcs. A son retour, le sultan lui confiait le minis-
tère des Affaires étrangères. L'année 1839 ^^^ mar-
quée par deux événements décisifs : la mort de
Mahmoud succombant au poison et l'écrasement de
son armée par les Égyptiens d'Ibrahim pacha qui
venaient de franchir le Taurus. De surcroît, Khos-
rew pacha lui livrait les quelques navires de la flotte
échappés au désastre de Navarin. C'était le coup de
grâce. A la Turquie, battue et désemparée, il ne
restait plus ni une armée, ni un soldat, ni un géné-
ral, ni une piastre dans ses caisses ; mais il lui
restait Réschid pacha et sa diplomatie. Il manœuvra
avec un art consommé. Avouons pourtant que ceux
qui se laissèrent manœuvrer y mirent quelque com-
plaisance. On sait qu'il puisait ses inspirations auprès
de Palmérston et de Canning avec qui il avait noué
des relations d'amitié pendant son séjour à Londres.
Inaugurant le système des réformes, il fit proclamer
DIPLOMATIE TURCO - P H AN AR I O T E 21
le Hatt-i-cherif par quoi devait s'ouvrir une ère de
justice et d'égalité dans une Turquie assagie et régé-
nérée. En réalité, le Hatt de Réschid pacha laissait
debout toutes les vieilles institutions, et n'exprimait
que la simple promesse de mettre fin aux exactions
et aux confiscations des agents de l'autorité, ainsi
qu'au droit de basse et haute justice des Valis. Assu-
rément, c'était beaucoup, mais la réforme n'avait
qu'une portée administrative, sans plus. « Désor-
mais — lisait-on dans ce document — la cause de
tout prévenu sera jugée publiquement, conformé-
ment à notre loi divine, et, tant qu'un jugement
régulier ne sera point intervenu, nul ne pourra se-
crètement ou publiquement faire périr une autre
personne par le poison ou par tout autre supplice. »
Sa Hautesse annonçait aussi qu' « une loi sera
portée contre le trafic des faveurs (Richvet) que la
loi divine réprouve et qui est une des causes
principales de la ruine de l'Empire ». A cet aveu
officiel d'immoralité publique, le Hatt ajoutait une
conclusion où se révèle le sens réel des réformes
promises. « Comme elles n'ont pour but que de
faire fleurir la religion, nous prenons l'engagement
de nous abstenir de toute action qui y contrevien-
drait. En gage de notre promesse, nous ordon-
nons que le Hatt soit déposé dans le Sanctuaire qui
22 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
renferme le manteau du f^rophète où, invoquant le
nom d'Allah, nous prêterons serment en même
temps que les ulémas et les ayans de l'Empire. »
Telle était la portée spéciale de ce document dont
l'apparition fut alors saluée en Europe comme
l'aurore d'un jour nouveau. L'erreur ét^it due à une
fau^e interprétation du texte, dont la clarté ne
laissait pourtant rien à désirer, niais aussi à ce fait
qu'on l'avait décoré du nom de Charte. Ce mot
magique devait produire un tel effet sur l'opinion
anglaise, que, l'année suivante, Chékife ffendi faisait
signer à Londres le traité qui arrachait à Mehn;cd
Ali la Cilicie et la Syrie qui faisaient retour à la
Turquie.
Du jour où ces régions furent restituées aux Turcs,
elles ne connurent plus le repos. Les malheurs de la
Syrie, certes, datent de loin, mais ils s'aggravèrent
terriblement à l'instant même où ce pays fut livré
aux dirigeants de Stamboul. Leur premier soin fut
d'en violer les privilèges séculaires et d'y allumer
la guerre civile. .Palmerston sacrifia la Syrie au
dogme, alors sacré, de l'intégrité de l'Einpire
ottoman, comme si, pour conserver cet Empire,
il eût été indispensable d'y annexer une province
qui ne comptait ni un seul Turc, ni un seul
partisan de la Turquie. On leur livra aussi, pour
DIPLOMATIE TURCO-PHANARIOTE 23
comble d'iniquité, Témir Béchir, le véritable souve-
rain du Liban. Ce prince, s'inspirant des principes
de tolérance du fameux Fakr-Eddin, avait réussi,
tant fut équitable son administration, à effacer
les préjugés de race et à faire des populations variées
qu'il gouvernait, un tout solidaire. A l'autorité du
prince déchu, on substitua celle des Kaïmacams.
Un Kaïmacam pour les Druses, un autre pour les
Maronites. Ce pouvoir mixte fut placé sous la dé-
pendance des gouverneurs turcs auxquels les kaïma-
cams devaient soumettre toutes les questions d'ordre
politique et même administratif. Le motif avoué de
ces dispositions était que cette institution ménageait
l'amour-propre de ces peuples et leur prétention à
se gouverner par eux-mêmes. Le but caché c'est
qu'on voulait avoir plusieurs peuples séparés à seule
fin d'enlever à la France la légitime influence qu'elle
exerçait sur eux depuis le temps des croisades, Une
fois en Syrie, les Turcs n'eurent rien de plus
pressé que de susciter entre Druses et Maronites
un antagonisme d'intérêts qui les a divisés jusqu'en
ces dernières années. Leur anéantissement était
au bout de leur calcul. La présence de ces races
sur le chemin de l'Arabie, source du pouvoir du
khalifat, gênait leurs projets d'unité islamique
par l'absorption de l'Egypte et de l'Afrique du nord.
24 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
Le gouvernement français, alors chaud partisan
de l'indépendance arabe, fit mine de résister ; mais
il dut céder à la menace d'une coalition européenne.
Payant d'audace, Reschid se faisait nommer
ambassadeur à Paris. Et cela uniquement en vue
d'y travailler les esprits eh faveur d'un rapproche-
ment avec la Turquie, pensant les séduire par
des promesses de réformes. Pour réussir, il
comptait sur sa réputation de turc libéral, que le
retentissement du Hatt-i-chérif aysiit consacrée et
avant tout sur la mobilité du caractère français. Au
surplus, il avait européanisé son costume, ce qui
était une nouveauté. Petit de taille, maigre, timide,
sa personne n'avait rien d'imposant ; mais il capti-
vait son interlocuteur par des manières affables et
courtoises, un son de voix onctueux. Oubliant de
récents griefs, l'opinion se laissa d'autant mieux
gagner à ses façons qu'il les assaisonna de démons-
trations libérales. Comme pour prouver que la
charte de Gul-Hané n'était pas un vain mot, il
avait encombré son ambassade de jeunes Bul-
gares, d'Arméniens, de Grecs qu'il montrait com-
plaisamment à ses invités avant de les envoyer
dans nos écoles. On y voyait aussi quelques Turcs
qui, eux, firent leur chemin, pépinière de futurs
diplomates dont il devait s'entourer par la suite.
DIPLOMATIE TURCO - PH AN AR I O T E 25
tels Fuad pacha, Ahmed Vefik pacha et Savfet pa-
cha, qui surent profiter de ses leçons. Tout un
groupe d'esclaves circassiens et grecs les avaient
précédés, envoyés en France par Khossrew pacha,
nommément Ethem pacha, qui faisait partie du
butin provenant du massacre de Chio, Halil pacha,
qui devait épouser une fille de Mahmoud II, et dont
Khossrew disait : « Je ne croyais point tirer si bon
parti des cinq cents piastres qu'il m'a coûté. »
Ces Turcs apprirent fort peu de choses dans nos
écoles. Le Turc n'est pas né pour la science et la
persévérance lui fait totalement défaut. Il se lasse
vite et, lorsque sa destinée le jette dans un milieu
européen, il cherche à se distraire plutôt qu'à ap-
prendre. Aussi la plupart des hommes d'État de la
Réforme s'adjoignaient-ils ordinairement un Grec
ou un Arménien qui leur mâchait la besogne. Le
sémillant Fuad pacha, lui-même, le plus parisien
des Turcs, avait pour éminence grise le D' Ser-
vicen ; le constitutionnel Midhat pacha avait pour
secrétaire et conseiller l'Arménien Odian. Les notes
diplomatiques étaient rédigées par des .Français ou
des chrétiens qui avaient fait leurs classes et qui
se chargaient de l'essentiel de la besogne, modes-
tement cachés dans des positions subalternes. La
plupart de ces diplomates étaient médecins et
26 RAPPORT CARATHéODORY PACHA
avaient appris le français à l'École de Médecine.
Mais, à défaut de savoir, ils possédaient le génie
de l'intrigue et l'art de la représentation. Avec
ce personnel de figurants, stylés à toutes les roue-
ries du sérail, la Porte ne sera plus qu'une scène
de théâtre merveilleusement machinée, où chaque^
personnage tiendra un rôle adapté à ses facultés
ou à ses relations. On y jouera force petites co-
médies, de joyeux scénarios, mais aussi, à l'occa-
sion, des pièces à grand orchestre, comme le Hatt-
Humaïoum de 1857, la Constitution de 1876 et la
restauration de ladite Constitution en 1908. Les
Jeunes-Turcs s'inspireront de Midhat pacha,
comme ce dernier s'était inspiré du classique Res-
chid. Rompant avec les vieux usages, ils se
moderniseront quelque temps, juste assez pour
remplir de manière satisfaisante le rôle qli'ils
avaient à jouer. Les grands vizirs rendaient visite
aux ambassadeurs et se mettaient à leur table. On
vit même un jour Réschid pacha recevoir à la sienne
le nonce du pape et porter sur sa poitrine, pendant
tout le temps que dura la réception, le portrait de
Pie IX qu'il lui avait remis. Les sultans, donnant
l'exemple, avaient choisi une habitation plus con-
forme avec la situation et la coupe de leur habit.
Medjid se construisait en 1853 un palais à Béchik-
DIPLOMATIE TURCO-PHANARIOTE 27
Tach, tout en contraste avec la vieille résidence de
Top-Capou, à l'enceinte crénelée, aux détours
sombres et obliques. Sa blancKe façade ouvre sur la
iner de nombreuses fenêtres dont une partie seule-
ment, celle du harem, se masque de treillis. En pé-
nétrant dans les grandes salles, où le siège doré avait
remplacé le divan aux coussins de brocart, nos
ambassadeurs du second empire et les généraux qui
revenaient de Crimée ne pouvaient douter des ten-
dances progressistes de l'hôte impérial qui leur don-
nait audience. Rien n'y rappelait la vieille Turquie.
Ni les meubles qui venaient de Paris, ni la décoration
des plafonds peints par des artistes italiens, ni la pro-
fusion d^8 lustres et des candélabres de cristal, ni
tout ce chatoyant étalage de luxe où, entre autres
éléments, aussi exotiques qu'incompris, figurait une
galerie de tableaux que son successeur, Abdul-Aziz,
devait enrichir de quelques toiles de prix. Les per-
sonnages de la cour, encore neufs dans le métier, ne
valaient peut-être pas le décor. Les chambellans et
les maîtres de cérémonies, la plupart sortis du mar-
ché aux esclaves, baragouinaient peu ou prou le .fran-
çais, mais ils corrigeaient par une facile cordialité ce
que leur éducation trahissait de lacunes. Les dîners
étaient servis à la française, et devant le palais s'éle-
vait un bâtin^ent que le sultan avftit fait aménager
28 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
en salle de spectacle. La musique avait pour chef et
instructeur le frère du célèbre Donizetti. Mais l'exo-
tisme ne figurait que dans cette partie du palais ré-
servée aux réceptions et qu'on appelle Selamlik.
Dans le Harem, à côté, s'entassaient plusieurs cen-
taines de femmes gardées par une armée d'eunuques
noirs, affublés de longues redingotes et coiffés du fez
rouge.
De retour à Constantinople, Reschid reprenait la
direction des Affaires étrangères (23 octobre 1845) et
l'année suivante il était promu grand vizir. Il s'ad-
joignait, comme ministre des Affaires étrangères, Ali
effendi, qui joua dans l'intrigue qui devait préparer
et rendre inévitable l'expédition de Crimée, un rôle
non moins brillant que celui de son patron. Pour-
suivant le système de réformes dont Mahmoud II
avait pris l'initiative, il organisa l'armée et la ma-
rine, créa des écoles militaires avec des classes
préparatoires, mais pas une école civile ou pro-
fessionnelle. Pénétré, avant tout, de la nécessité de
faire de l'État turc un organisme à base de centra-
lisation, il réforma l'administration en s'inspirant
du système français. La France lui envoyait des
instructeurs, entre autres, le chef de bataillon
d'Anglars et le commandant Magnan, professeur à
l'École d'État-major de Constantinople, qui tomba
DIPLOMATIE TURCO-PHANARIOTE 2<)
couvert de blessures à la prise de Sébastopol.
Il créa un ministère des Finances et supprima
les fonctions du Defterdar : le mcâtre du regis-
tre ; mais aucun budget ne fut publié jusqu'à
l'année 1863, et la Cour des Comptes ne vit le jour
qu'après le krach financier de 1877. Ce fut donc à
l'armée et aux services qui s'y rattachent que la
Turquie fut redevable de sa modernisation. La cause
occasionnelle qui y donna lieu fut — on ne saurait
trop le répéter — le conflit qui éclata entre le sultan
Mahmoud II et son vassal égyptien. Par l'adjonction
à l'Egypte de l'Arabie et de la Syrie qu'il venait de
conquérir, Mehmed Ali mettait en sérieux péril le
khalifat turc. Pour bien saisir l'importance de la
question, il faut savoir que le titre de sultan pèse
peu dans la balance à côté de celui de khalife, qui
est tout dans l'Islam. C'est le nom du khalife qu'on
prononce à la prière du vendredi dans les mosquées
des Indes, de Boukhara, de Samarkande, de Cazan,
de Crimée, de Tunis, d'Algérie et non celui des
souverains locaux. D'autre part, le khalifat est moins
une question de droit qu'une question de^fait. Seule
la puissance militaire en assure la légitimité et la
continuité. Ces considérations _dogmatiques expli-
quent donc la portée et le sens de la politique de
Mahmoud II et celle de son continuateur Reschid.
30 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
Ces transformations, qui s'inspiraient des sys-
tèmes européens, procédaient, sinon d'un mouve-
ment d'opinion populaire ou intellectuel, du moins
de suggestions privées qui s'étaient produites bien
avant les événements qui marquèrent le règne de
Mahmoud. L'ambassadeur Mouhib effetidij utt con-
fident de Sélim III, envoyé en mission à Paris, en
1805, où il séjourna jusqu'en 181 1, esprit (*urieux
et observateur, signale dans ses lettres au DiVali,
le danger qu'il y aurait de fermer les yeux sur la
force de la chrétienté. Sur beaucoup de points il
n'hésite point à reconnaître la supériorité de
l'Europe dans les arts mécaniques. Avec la l^éserve
habituelle à la mentalité turque, il fait entendre
combien il serait avantageux de s'assimiler
des procédés qui, adoptés par VÉtat sublime, ai-
deraient à reconstituer le pouvoir du souverain
sur des bases solides. L'organisation de l'armée fran-
çaise, son mode de recrutement, les arsenauXj les
écoles militaires, provoquent son admiration ^ Ces
institutions, il voudrait que la Turquie les fît siennes
en raison de la puissance matérielle qu'elles donnent.
au pouvoir; Sans doute, on n'irait pas plus loin
dans l'imitation, car, s'il juge utile de faire des
emprunts à l'Europe, il est trop bon Musulman pour
ne point répudier ses usages et encore beaucoup plus
DIPLOMATIE TURCO-PHANARIOTE 3I
ses idées. C'est que les idées relèvetit de là foi et qUé,
sut ce point, l'Islant ne Sâtirait transiger.
Coïncidence curieuse, c'est à ce mêtne nioment que
Mehmed Ali pacha, s'inspirant d'idées analogues,
opérait les tfâttsfortnations qui devaient faire pen-
dant quelque temps de l'Egypte une puissance mi-
litaire. Mais là le mouvement fat déterminé par
l'expédition d'Egypte et les exploits de Bonaparte.
Les mamelucks se croyaient les premiers soldats
du monde. C'était également l'opinion du Divan
qui transigeait avec eux depuis un siècle,
n'ayant pu les réduire par la force. « On peut
juger, écrit le docteur Clôt beyj de la profonde révo-
lution que la vue de nos puissantes armées dut pro-
duire sur les esprits des Orientaux. Ce fut poiir eilx
une révolution et leur orgueil diit plier. Ils compri-
rent qu'il leur importait, à eux ailssi, de connaître
ces ^moyens irrésistibles qui, comme à Héliopolis,
faisaient battre pût un corps de 9.000 Européens,
une armée de 80.000 hommes. 'Ainsi jfrappée, l'ima-
gination des Orientaux était préparée à laisser s'ac-
complir au milieu d'eux et sur eux des essais d'or-
ganisation; » Motihib efïendi cite en faveur de sa
thèse le mot*du khalife ''Ali, gendre du prophète, qui
disait qu'il fallait'» prendre les j choses pour ce
qu'elles valent, !sans se préoccuper de leur prO-
32 RAPPOÉT CARATHÉODORY PACHA
venance ». Il aurait pu citer également les instruc-
tions que le khalife Abou-Bekr envoyait à Khalid
ben Oulid chargé du commandement d'une armée :
« Je vous recommande, dit-il, les plus grandes pré-
cautions lorsque vous serez sur les terres de l'en-
nemi. Si vous rencontrez son armée, combattez -la,
avec les mêmes armes dont elle se servira, oppo-
sez l'arc à l'arc, la lance à la lance. » « Et si c'était
aujourd'hui, ajoute Haïreddin pacha, le Tunisien,
dans une brochure où il soutenait la même thèse
que Mouhib effendi, il aurait mentionné les fusils et
les canons. »
Telles sont les doctrines et les causes acciden-
telles qui ont inspiré les programmes de réno-
vation et modifié l'aspect extérieur de la Turquie.
Ces transformations, qu'elles vinssent du sultan
Mahmoud, de Reschid, ou de l'initiative Jeune-
Turque, ne devaient, en définitive, profiter qu'au
seul pouvoir autocratique et religieux du khalife
Sultan. Il est utile d'ajouter que l'opinion publique
n'y fut, non seulement jamais pour rien, mais
qu'elles s'opérèrent malgré elle ; car sur beaucoup
de points ces transformations heurtaient ses préju-
gés et froissaient son amour-propre. Quant aux ins-
titutions civiles, que l'on jugea à propos d'adopter
aux jours de crise politique ou financière, sur les
DIPLOMATIE TURCO-PHANARIOTE 33
instances pressantes des Puissances protectrices, ou
elles restèrent à l'état de lettre morte ou furent
détournées de leur but. Les concessions faites à
l'Europe n'ont jamais eu dans la pensée des diri-
geants turcs qu'un caractère provisoire. Ils repre-
naient le lendemain ce qu'ils avaient accordé la
veille ; leur politique, toujours en éveil et à longue
échéance, épiait patiemment toute occasion qui
leur permettrait de se soustraire à la pression ex-
térieure. L'idée panislamique, qui s'inspire du dé-
sir de soustraire l'Islam à l'action européenne, pro-
cède de ce souci et remonte à cette époque. Halil
pacha, le fondateur de la Jeune-Turquie, en traçait
le programmé dès l'année 1861. Et il est utile de
noter ce fait, ne serait-ce que pour couper court à
une légende que l'on essaye d'accréditer en ce mo-
ment, et d'après laquelle le mouvement panislamique
serait dû à une suggestion allemande. A la vérité, le
seul reproche qu'on puisse adresser à l'Allemagne,
c'est d'avoir essayé d'exploiter cette mentalité au
profit de ses ambitions orientales ; c'est la liberté
qu'elle a donnée à la Turquie de céder à ses propres
impulsions pour l'avoir à sa merci.
Tel ne fut pas le cas de la France. Entraînée par
ses sentiments et surtout par ses illusions, elle ne fut
jamais aussi profondément mêlée à la politique
Bareilles 3
34 RAPPORT CARATHéODORY PACHA
turque que durant la période qui va de 1841 à l'an-
née 1870. Négligeant ses intérêts européens et colo-
niaux, elle n'aura d'yeux que pour cette chose ins-
table qu'était le statu quo oriental, c'est-à-dire le
maintien de l'Empire ottoman. C'est sur cette base
fragile qu'elle établira le fondement de l'équilibre
politique. Elle emploiera son activité et ce qu'elle
disposera de forces au service d'un idéal qui la
conduira par une pente fatale aux réalités de Sedan
et de Charleroi par la folie de la guerre de Crimée.
De toutes les illusions dont est fait le traité de
Paris, celle d'améliorer les conditions des rayas par
des mesures législatives, donne la mesure de l'igno-
rance de la diplomatie européenne. On demanda à
la Turquie des garanties plus sérieuses que les mys-
tiques promesses de 1839. Sur les instances de la
France et de l'Angleterre, la Porte consentit, non
sans rechigner, à proclamer une vraie charte qui
consacrerait le principe de l'égalité entre Turcs et
Rayas. Le Hatt Humaïoun obtint, comme en 1839,
les honneurs d'une lecture solennelle, au milieu
d'une assistance de patriarches et de dignitaires cha-
marrés. La reconnaissance d'un principe qui aurait
mis sur un pied d'égalité musulman et chrétien, c'est
tout ce que les deux puissances alliées demandaient
au gouvernement de la Porte en échange des ser-
DIPLOMATIE TURCO-PHANARIOTE 35
vices qu'elles lui avaient rendus. C'était peu en ap-
parence. En réalité, elles demandaient l'impossible.
Leurs exigences ne tendaient à rien moins qu'à con-
traindre les Turcs à se plier à des concessions que
répudiait leur conscience et que contrariait le
souci d'intérêts matériels. Le Hatt-Humaïoum avait
contre lui, outre la religion qui n'admet aucune
espèce d'égalité entre le vrai croyant et les hommes
d'une autre confession, la nécessité où se trouvait la
race conquérante de se cramponner à un ordre de
choses où elle puisait la sève qui la nourrissait.
Cependant la nouvelle charte, arrachée aux plé-
nipotentiaires turcs à Paris, n'en constituait pas
moins un engagement pris par le sultan devant le
concert européen. Reschid pacha y fit la plus
vive opposition, pensant que cela pouvait, le cas
échéant, mener la Turquie là où elle ne pouvait
aller. Le Hatt-Humaïoumy il le dénonça dans les
couloirs de la Porte comme un acte de destruction re-
mis à V étranger par des traîtres. Rien, je crois,
n'éclaire d'un jour plus cru le mobile qui lui
avait fait improviser la comédie de Hatt-i-chérif de
1839, que cette appréciation sur l'œuvre de ses
élèves, Fuad et Ali pacha, qui avaient signé le
traité- de Paris.
Rien non plus ne dévoile mieux les sentiments
36 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
de la Porte, ni sa volonté de violer ses engagements
que l'incident qui se produisit à ce même moment à
propos des affaires des principautés moldo-valaques.
Deux ans s'étaient écoulés depuis la prise de Sébas-
topol, un an après la signature du traité de Paris, que
la Francç se trouvait en hostilité ouverte avec ses
alliés. Par le mémorandum français du 26 mai 1855,
la Porte avait accepté l'union de ces deux provinces,
prélude de leur indépendance. Elle avait alors be-
soin du secours de la France, mais une fois déli-
vrée du péril russe, elle revint cyniquement sur
ses concessions. Les élections, qui devaient en
consacrer l'union, avaient été scandaleusement faus-
sées par le Caïmacam Vogoridés. C'était une grave
atteinte au traité de Paris. L'ambassadeur Thouvenel
en demanda l'annulation, en même temps que la
démission de Reschid pacha, alors nommé grand
vizir, qui avait ourdi l'intrigue de concert avec
l'ambassadeur d'Angleterre gagné à ses vues. La
Porte ayant tout refusé, la crise tourna à l'aigu et
Thouvenel dut demander ses passeports. Elle céda
néanmoins, mais à la toute dernière heure, inti-
midée par cet acte énergique. En témoignage de
réconciliation, un ministre se présentait à l'am-
bassade quelques jours après pour annoncer à
Thouvenel que, « désirant lui être agréable ^ la
DIPLOMATIE TURCO-PHANARIOTE 37
Porte avait décidé qu'on n'appellerait plus « crevés »
dans les actes publics les chrétiens morts. Dans ce trait
caractéristique se symbolise à merveille la fluide
imprécision orientale. La concession, elle la faisait,
non pas à la charte déjà oubliée, mais à la personne
de l'ambassadeur.
Le prestige, dont le nom de la France était alors
entouré, l'idée qu'on avait de sa force, eurent ce-
pendant pour effet de fixer jusqu'en 1870 son in-
fluence à Constantinople, encore accrue par le
voyage d'Abdul-Aziz à Paris. Ce fut aussi pour
être agréable à la France que furent créés alors le
Conseil d'État, la Haute-Cour de justice, corollaire
des tribunaux nizamiés^ dont j'ai expliqué ailleurs la
signification (^). La pensée d'inspirer confiance à
ses créanciers n'entra pas moins dans les calculs.
Rappelons que ces emprunts, qui se multiplièrent
vertigineusement de 1869 à 1876, ne servirent qu'à
faire face aux découverts du budget. Si l'on en
excepte l'armée et la flotte, rien ne fut fait pour le
pays sous le règne brillant du fastueux et sensuel
Abdul-Aziz. La Turquie d'alors, c'est-à-dire un
Empire qui s'étendait de l'Adriatique au golfe
Persique, n'avait ni police ni gendarmerie ; ses
(^) Voyez Les Turcs. Ce que fut leur Empire^ leurs
comédies poliUques. Librairie académique Perrin.
38 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
côtes pas un seul port ; les campagnes pas une seule
route. En revanche, la capitale se couvrait de ca-
sernes, de mosquées et de palais somptueux. Ja-
mais la vie de dissipation et de plaisir n'y fut
plus intense, plus grande l'insouciance de l'avenir.
Pour ma part, ce n'est pas pour être désagréable
aux Turcs que j'écris ces lignes, comme d'aucuns
pourraient le croire. Des Turcs, comme un autre,
j'ai eu occasion d'apprécier d'aimables qualités. Ils
sont généreux par accès, provisoirement humains et
tolérants, toujours hospitaliers et leur politesse est
exquise. Ce que je compte dire de leurs manières, du
savoureux esprit démocratique et patriarcal dont
sont imprégnés leurs usages et leurs institutions reli-
gieuses, prouvera que j'ai su apprécier ce qu'il y a
de bon en eux. Mais dans la communauté où ils se
sont retranchés, comme un féodal dans son château,
pour piller et pressurer ses voisins, un fossé infran-
chissable les sépare du reste de l'humanité ; mais
leur civilisation est farouchement exclusive, spéciale,
enchaînée à des textes implacables qui leur donnent
licence d'en user comme il leur plaît avec ceux
qu'ils relèguent de l'autre côté du fossé. Les Turcs
ont mis dans l'exercice de ce droit la brutale âpreté
de leurs instincts touraniens. Cette observation est
confirmée, non moins par une histoire, sur laquelle
DIPLOMATIE TURCO-PHANARIOTE 39
eux-mêmes font prudemment le silence, que^par de
récents événements. Massacres et pillages mis à part,
ce n'est pas que notre société vaille mieux cependant :
trop de points de comparaison seraient à son désa-
vantage ; mais elle est accessible comme une place
publique, et il est loisible à chacun d'y circuler en
toute liberté de mouvement et de conscience : la
société occidentale n'est pas un camp retranché. Je
suis persuadé qu'une Turquie où il n'y aura que des
Turcs sera quelque chose de bon en soi, pittoresque
et colorée comme ces bibelots de bazar chers
aux touristes. Du jour où ils n'auront plus besoin de
ruser et de diviser pour régner, d'assassiner pour
vivre et pour terroriser les survivants afin que leur
âme se plie aux basses besognes de l'esclavage, les
Turcs deviendront autres moralement, par la néces-
sité où ils se trouveront de s'assujettir, comme le
reste de l'humanité, à l'éternelle loi du travail et de
l'effort. Toute combinaison qui tendra à hâter cette
solution, attendue depuis cinq siècles, sera la bien-
venue.
Paris, le 20 octobre 1918.
TI?;f;7èT
LE CONGRÈS DE BERLIN
APRÈS une vaillante résistance dans les lignes de
Plewna, l'armée ottomane capitulait et l'ar-
mée du tzar, libre dans ses mouvements, traversait
au prix d'efforts inouïs les passes de la chaîne des
Balkans, puis se portait sur Andrinople en brisant
les derniers efforts de la résistance turque. Bientôt
après, elle campait sous les murailles de Constanti-
nople. En même temps, la nouvelle se répandait que
la flotte anglaise avait franchi les Dardanelles. La
Russie imposait ses conditions à la Turquie et le
traité de paix, signé à San-Stefanô, libérait la
presqu'île des Balkans du joug séculaire qui pesait
sur ses populations. Quel était au juste le
prix de cette paix, nul ne l'ignorait dans les
chancelleries ; car, à la date du 28 janvier 1878, le
42 RAPPORT CARATHEODORY PACHA
prince Gortchakov avait donné au général Le Flô,
alors accrédité près la cour de Saint-Pétersbourg,
lecture des instructions relatives à Tarmistice et
aux préliminaires de paix dont voici les prin-
\ cipaux points : « La Bulgarie devient province
^ autonome avec une administration nationale et une
milice indigène, mais restera tributaire. Les limites
de la province seront fixées ultérieurement en pre-
nant pour base la majorité des populations bulgares
dans les diverses localités. La Porte n^y pourra entre-
tenir des troupes en dehors de quelques points à
déterminer. Les principautés de Monténégro, de
Serbie et de Roumanie seront désormais indépen-
dantes, et les deux premières recevront une augmen-
tation de territoire, et cette dernière un dédom-
magement territorial. L'accroissement du Mon-
ténégro devra être équivalent au territoire conquis
et occupé actuellement par ses troupes. La Bosnie et
l'Herzégovine, ainsi que d'autres provinces chré-
tiennes, recevront une administration particulière. »
Toute la substance du traité de San-Stefano se re-
trouve dans ces quelques lignes. La Russie donnait
pour limites à la Bulgarie émancipée, d'un côté "le
Danube, et de l'autre la mer Egée et la Macédoine.
Une particularité du traité, c'était d'isoler la Turquie
des territoires qu'elle conservait à l'ouest du fleuve
LE CONGRE <=' DE BERLIN 43
Vardar, l'Épire, l'Albanie, le sandjak de Novi-Bazar
et la Bosnie-Herzégovine. Cette répartition, dont le
caractère arbitraire ne manqua pas de causer un
mouvement de surprise, s'explique par l'intention
où était la Russie de favoriser dans ces régions un
mouvement séparatiste, qui se serait -fatalement pro-
duit tôt ou tard, suivant les affinités ethniques des
populations. Elle pensait pouvoir résoudre ainsi, en
localisant les dernières difficultés qu'elle soulèverait,
la question d'Orient, désormais réduite à sa plus
simple expression. Si l'on tient compte qu'elle ré-
pondait assez exactement aux conditions historiques
et nationales des populations qu'elle visait, et qu'il
eût suffi, pour la faire équitable, d'une simple mise au
point, cette solution aurait mérité les suffrages de
tout homme sensé, y compris ceux de M. Wilson
qui ne l'eût point désavouée.
Mais l'Europe en jugea autrement. Les conditions
russes furent déclarées attentatoires aux traités de
1856 et de 1871 et, partant, inacceptables. Elles ap-
parurent à l'Europe de 1878 grosses de conséquences
politiques, et l'on en vint à penser que, seule, une
conférence arriverait à dénouer les difficultés qu'elles
soulevaient. Tel fut le sentiment que l'Autriche fut
la première à exprimer, comme il ressort d'un télé-
gramme adressé par son ministre des Affaires étran-
44 RAPPORT CARATHÉODORY PACtiA
gères, le comte Andrassy, au comte de Wimp-
fen, ambassadeur à Paris. « L'Autriche-Hongrie,
en sa qualité de puissance signataire des actes inter-
nationaux qui ont eu pour objet de régler le système
politique en Orient, a réservé en présence de la
guerre actuelle sa part d'influence sur le règlement
définitif des conditions de paix ; le moment nous
semble venu d'établir l'accord de l'Europe sur les
modifications qu'il deviendrait nécessaire d'apporter
aux traités susmentionnés. Le mode le plus apte à
amener cette entente me paraît être la réunion d'une
conférence des puissances signataires. On nous saura
gré de prendre l'initiative en cette circonstance. Votre
Excellence est donc autorisée à inviter le Cabinet
français à vouloir bien participer à la conférence des
puissances signataires. » A la date du 4 février,
l'ambassadeur d'Autriche à Londres communiquait
au Foreign-Office le texte d'un télégramme invitant
le gouvernement britannique à une conférence à
Vienne. La proposition était immédiatement ac-
ceptée. Une circulaire du marquis de Salisbury, en
date du i^^ avril, faisait entendre que l'Angleterre
ne pouvait reconnaître la validité des arrangements
en tant qu'ils seraient de nature à modifier les traités
européens et à porter atteinte aux intérêts anglais, à
moins qu'ils ne fussent soumis à un accord formel
LE CONGRES DE BERLIN 45
entre les parties contractantes du traité de Paris. »
En mettant ses intérêts sous la garantie des traités,
cette puissance visait à assurer à la discussion provo-
quée par le traité de San-Stefano un caractère inter-
national. L'accord entre TAutriche et l'Angleterre
paraissait donc complet. « Je ne puis m'empêcher de
remarquer, écrivait à ce propos' M. Waddington à
son am.bassadeur à Londres, l'analogie qui existe
entre le langage de lord Salisbury et celui que tient
le comte Andrassy. En effet, si le Cabinet autrichien
paraît assez disposé à rechercher, au moyen d'arran-
gements spéciaux, la sécurité qu'il estime indispen-
sable pour établir à son profit l'équilibre en Orient,
il déclare cependant ne vouloir ces ' avantages que
d'un mandat européen. » Tel était aussi le sentiment
de l'Angleterre qui, fidèle à sa politique orientale, se
plaçait sur le terrain des traités que sa diplomatie
avait eu l'adresse d'imposer à l'Europe. Plus que
jamais la tourmentait le souci de conjurer le péril
slave qui s'affirmait encore menaçant. « Le gouver-
nement, écrivait Salisbury, ne saurait consentir à
ce que certains articles du nouveau traité soient
en contradiction avec les clauses des traités de
1856 et de 1871 et soustraits à la connais-
sance des puissances. Les conséquences graves
qu'il redoute sont celles qui résulteraient de l'action
SJ
46 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
qu'elles peuvent avoir sur les nations sud-est de
l'Europe. En vertu des articles qui créent la nou-
velle Bulgarie, il se formera sous les auspices de la
direction de la Russie un puissant État slave qui
possédera des ports importants sur la mer Noire et
l'archipel et qui donnera à l'Empire moscovite une
influence prépondérante sur les relations tant poli-
tiques que commerciales dans ces deux mers .Les sti-
pulations en vertu desquelles ce nouvel État sera
soumis au pouvoir d'un prince dont la nomination
appartiendra en fait à la Russie, son administration
élaborée par un commissaire russe, le premier fonc-
tionnement d'un organisme s'effectuant sous la di-
rection d'une armée russe, indiquent suffisamment le
système politique dont elle formera dorénavant une
partie. »
L'Angleterre ne pouvait admettre, d'autre part,
la séparation du territoire de Constantinople des
provinces grecques, albanaises et slaves qui restaient
sous la domination ottomane, vu les difficultés qui
en résulteraient au point de vue de l'administration
de ces diverses contrées. Cette disposition « prive-
rait non seulement la Porte de la force politique que
leur possession pourrait lui procurer, mais expose-
rait, en outre, les habitants à tous les dangers de
Vanarchie. » La précaution à prendre c'était d'empê-
LE CONGRÈS DE BERLIN 47
cher « qu'une chaîne d'Ëtats slaves ne s'étendît à
travers la presqu'île des Balkans ». Plus cyniquement,
Tisza exprimait cette même idée devant la Chambre
hongroise quand il déniontrait la nécessité « d'élargir
le plus possible la distance entre la Serbie et le
Monténégro et écraser la tête de l'Hydre slave ».
Cependant lord Salisbury précisait sa nouvelle
orientation politique, quand, faisant allusion à la
Bosnie-Herzégovine, il faisait remarquer « que les
secousses périodiques qui ont ébranlé l'Orient et
notamment le dernier événement, ont pris leur ori-
gine dans cette province. Ce n'est donc pas un
intérêt austro -hongrois seulement, mais un devoir
général que de rechercher des moyens efficaces pour
prévenir le retour de pareils événements ». Il in-
sistait surtout sur cette considération que la Turquie
serait incapable de la défendre. On remarquera
toutefois que les hommes d'État anglais ne suggé-
raient aucune proposition pour la solution pratique
de la crise : « Le gouvernement anglais nous dit ce
qu'il ne veut pas et ne nous dit pas ce qu'il veut,»
écrivait Grortchakov.
La France promit à l'Angleterre son concours
désintéressé, se bornant à mettre pour condition à
son acceptation de prendre part aux travaux de la
conférence qu'on n*y discuterait que les seules
48 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
questions dérivant de la dernière guerre, « convain-
cue, d'ailleurs, que le véritable intérêt de TEurope
est de restreindre le terrain des délibérations ».
Elle n'aurait pas supporté,^ par exemple, que la
discussion s'égarât sur l'Egypte, la Syrie et les Lieux
saints dont la question touchait à ses intérêts tradi-
tionnels et à son prestige en Orient. Son désir, avant
tout, était le rétablissement de la paix, le maintien
de la concorde parmi les puissances, et de les con-
vaincre toutes de son esprit de haute impartialité.
Au moment de son départ pour Berlin, comme
premier plénipotentiaire, M. Waddington recevait
une lettre du président du Conseil, M. Dufaure, où
il était dit que « la pensée qui nous dirigeait en ac-
ceptant l'invitation au Congrès a été de concourir
au rétablissement de la paix entre les puissances,
sans nous départir en aucune façon de notre neutra-
lité ». Toutes ces réserves, lord Derby les trouva pru-
dentes et habiles. En tout cas l'on peut dire qu'elles
reflétaient le sentiment de l'opinion publique fran-
çaise. Tous les partis, sans distinction d'origine,
s'accordaient à recommander au gouvernement une
conduite neutre et strictement pacifique. Pas d'af-
faires, tel était le mot d'ordre. Un vote unanime de
l'Assemblée témoignait à cet égard de l'accord de
ses idées avec celles de la France entière.
LE CONGRÈS DE BERLIN 49
L'apparition de la flotte anglaise dans les eaux de
la Marmara, à portée de canon des avant-postes
russes, avait suscité une grosse émotion à Saint-
Pétersbourg ; et l'attitude des puissances n'était pas
faite pour la dissiper. Aussi le Cabinet du tzar fut-il
vite gagné à l'idée de la conférence comme le seul
moyen de prévenir le danger d'une conflagration où
la Russie se trouverait fatalement isolée. Des pour- y
parlers s'engageaient, une correspondance était
échangée entre les États intéressés, et, dès le mois
de mai, l'accord était complet sur la nécessité de
convoquer les plénipotentiaires dans le plus bref
délai. Il avait été d'abord convenu que le Congrès se
réunirait à Vienne, mais il se tint à Berlin sur la
demande des cours de Russie et d'Autriche.
Sur la proposition du comte Andrassy, la prési-
dence fut décernée au prince de Bismarck qui ac-
cepta.Gortchakoff et Andrassy lui en témoignèrent de
la gratitude. Y prirent part les puissances signataires
des traités de Paris et de Londres, savoir : l'Angle- i
terre, la France, la Russie, l'Allemagne, l'Autriche,
l'Italie et la Turquie. Les plénipotentiaires étaient,
pour la Russie, les comtes Gortchakov, Schouvalow
et le baron Dubril ; pour ^Angleterre, lord Bea-
consfield, le marquis de Salisbury et lord Russel ;
pour l'Allemagne, le prince de Bismarck, von Biilow
Bareilles 4
50 RAPPORT CARATHEODORY PACHA
et le prince de Hohenlohe ; pour l'Autriche, le
comte Andrassy, le comte Carolyi et le baron de
Haymerlé ; pour la France, M. Waddington et le
comte de Saint-Vallier ; pour l'Italie, le comte Corti
et le comte de Launay. La Turquie était représentée
par Carathéodury pacha, Mehmed Ali pacha et
SaduUah bey. Les délégués des petits États balka-
niques ne furent admis qu'aux séances où il était
traité de leurs intérêts.
Les plénipotentiaires entrèrent en conférence le
13 juin 1878. Ce que fut ce Congrès, Carathéodory
pacha nous le dira clairement. L'Autriche, l'Angle-
terre et l'Allemagne y prirent la direction des dé-
bats ; mais ils furent surtout dominés par la hau-
taine autorité du chancelier de fer. Auréolé des
victoires de Sadowa et de Sedan, il présida en
maître, casque en tête, la férule à la main. Il incar-
nait ce gros orgueil allemand qui n'a fait que croître
^ avec les destinées d'un Empire qu'il avait édifié de
ses mains. C'était, chez lui, affaire de tempéra-
ment, mais aussi de tactique habile. Sa brutale
franchise lui servit à cacher ses desseins ; ses
boutades, comme ses mensonges, à cacher la
trame d'une intrigue ingénieusement combinée, qui
résista à la pénétration des diplomates anglais.
Longtemps s'est accréditée l'assertion que ce
LE CONGRÈS DE BERLIN .5!
Congrès ne fut qu'un duel entre Gortchakov et
lord Beaconsfield. Il y a là du vrai, mais Carathéo-
dory est d'un avis différent. A la vérité, Bismarck
et ses bénévoles complices avaient la partie belle. La
France — pour ne parler que d'elle — apportait au
Congrès, outre des dispositions pacifiques, qu'elle
avait eu soin de proclamer bien haut afin que nul
n'en ignorât, l'esprit décoratif d'une diplomatie
discrète, courtoise et trop amie de la mesure.
Tout d'abord, il fut expressément entendu que les
articles du traité seraient passés au crible d'une dis-
cussion serrée « non pas nécessairement pour être
acceptés, mais pour examiner de près quels articles
auraient besoin de l'acceptation du concours des
autres puissances ^ et quels étaient ceux qui n'en
avaient pas besoin ». Ce programme rallia tous les
suffrages. La distinction qu'il établissait reposait évi-
demment sur cette double considération que le sang
qui venait de couler à flot pour l'émancipation de la
chrétienté orientale devrait entrer en ligne de compte, ^,
en même temps que la nécessité d'opposer une bar-
rière à l'ambition moscovite. Assurément on ferait f
quelque chose pour les races opprimées, pas trop <«JK
cependant, de crainte que l'Empire ottoman, élément "^v
indispensable d'équilibre, ne s'en trouvât trop affai-
bli. Fidèle à son jeu de bascule qui lui avait si bien
52 RAPPORT CARATHEODORY PACHA
réussi au cours des guerres napoléoniennes, l'Angle-
terre, qui ne perd jamais de vue ses directions per-
manentes, s'en remettait aux deux Empires du soin
d'abattre la Russie, comme vingt-deux ans aupara-
vant, elle s'était servie de la France pour l'accabler
en Crimée. Le péril slave ne cessait d'exciter ses
craintes et de diriger sa politique ; mais, comme
son égoïsme se tempère d'humanité et de ce large
esprit de liberté qui lui est propre, elle pensa aussi
^^ qu'elle devait faire quelque chose pour l'humanité
«^ orientale.
De par ses principes, cette puissance nç pouvait
décemment renoncer à l'espoir naguère exprimé
par lord Salisbury à la conférence de Constantinople
« de rendre possible la politique d^s réformes turques
•en faisant disparaître de justes sujets de plaintes, et
•-.'en sauvegardant ainsi l'Empire ottoman, jusqu'au
moment où il serait en mesure de se passer des ga-
ranties protectrices ». On sait aujourd'hui ce qu'il
faut penser de ces théories, mais on s'étonnera
qu'elles aient pesé sur les décisions du Congrès, après
tout ce qu'on savait alors de la Turquie, et des causes
qui avaient déterminé la Russie à lui déclarer la
guerre. Ces expériences, qu'on allait recommencer
pour la troisième fois en l'espace de quarante ans,
après la faillite des plus solennelles promesses, en
LE CONGRÈS DE BERLIN 53
dépit de l'évidence des faits et des leçons du passé,
ne pouvaient aboutir nécessairement qu'à favoriser
de nouvelles intrigues, qu'à exciter tous les mé-
contentements, qu'à déchaîner enfin les pires catas-
trophes sur les rayas qui, encore une fois, étaient
sacrifiés. Et de cet état de choses qui, pour avoir
trop duré, finira par s'envenimer, surgiront des
conflits qu'il ne sera possible ni de prévenir ni de
localiser, et d'où sortira, enfin, la plus sanglante
conflagration que le monde ait jamais vue.
Pour affaiblir les éléments de force que la consti-
tution d'une grande Bulgarie eût, pensait-on, pro-
curés à la Russie au delà du Danube et l'eût dange-
reusement rapprochée des détroits, le Congrès pré-
voyait une Bulgarie asservie et une Bulgarie indépen-
dante, avec des restrictions qui la privaient de toute
garantie et de toute sécurité, comme l'obligation de
ne tenir qu'une simple milice pour sa police inté-
rieure. Après qu'on eut adopté ces mesures, lord
Salisbury prit l'initiative de demander que la Bos-
nie-Herzégovine fût occupée et administrée par
l 'Autriche-Hongrie. Bismarck s'associa au nom de
l'Allemagne à cette proposition. Le plénipotentiaire
de France y souscrivit à son tour, considérant la
combinaison comme la seule propre à assurer une
existence paisible aux populations de ces provinces
y
54 RAPPORT CARATHéODO R-Y PACHA
désolées. Il estimait que, seule, une puissance voisine,
assez forte pour être impartiale, pourrait s'acquitter de
cette tâche, et, à l'exemple de l'Angleterre, il ne
voyait dans l'intervention austro -hongroise qu'une
^éaesure de simple police européenne. S'en tenant à
V ces considérations, nos plénipotentiaires, rassurés et
confiants, assistèrent impassibles aux péripéties plus
ou moins dramatiques d'un débat où ils pensaient
n'avoir rien à démêler. En diplomates discrets, ils ne
s'attachèrent qu'à protéger des intérêts moraux. Pour
le reste, ils s'en rapportaient à la sagesse des puis-
sances en présence. L'unique souci de M. Wad-
dington, à Paris, comme au sein du Congrès, était la
paix, la paix à tout prix. Aussi bien, et pour tout
dire, qu'aurait-il pu faire de plus ? La France pou-
vait-elle faire autrement que céder aux volontés
d'une coalition d'intérêts qui groupaient les trois
, puissances les plus redoutables ? Elle n'aurait pu
compter, au cas où elle eût marqué quelque velléité
de résistance, que sur l'appui d'une Russie affaiblie
par une guerre coûteuse, et sur une Italie en voie
de formation. On voit dans le Rapport que le comte
Corti,, plénipotentiaire italien, pour avoir « voulu
connaître la cause de l'occupation de la Bosnie-
Herzégovine par l'Autriche, se vit apostrophé par
Andrassy de brutale façon » .
V^
LE CONGRÈS DE BERLIN 55
Mais, si on ne peut raisonnablement reprocher aux
plénipotentiaires français leur modération en cette
circonstance, on s'étonnera qu'ils n'aient pas su
mesurer les conséquences des décisions qu'ils
avaient sanctionnées de leur approbation. Il appa-
raîtra plus étrange encore que la diplomatie fran-
çaise n'ait jamais aperçu le lien qui rattachait l'ac-
tion extérieure de l'Allemagne à l'œuvre du Congrès '
de Berlin ; car toute la politique des Hohenzollem,
à partir de ce moment, gravitera autour de ce point
central qui sera sa marche vers l'Est. Cela tient
peut-être à ce que la France n'a jamais eu une
politique extérieure bien déterminée, mais aussi
pour tout dire, et d'une manière générale, au défaut
de perspicacité de ses diplomates. Sa diplomatie
était alors à la politique ce que La Harpe était à la
critique et le poète Delille à la poésie, une politique
sentant le renfermé, étroite et dénuée d'imagination.
La routine en diplomatie est, sans contredit, la plus
dangereuse des routines, parce qu'elle a affaire à des
races et à des mentalités diverses, parce que tra-
vaillant sur une matière vivante. A la diplomatie il
faut le souffle du large et non pas seulement l'at-
mosphère des salons, un esprit d'investigation qui
se porte au delà des frontières pour plonger dans l'âme
même des peuples afin d'en prévoir ou mesurer les
56 RAPPORT CARAT HÉODORY PACHA
réactions. On ne peut nier que le trait qui a carac-
térisé notre diplomatie n'ait été l'incohérence, ce qui
tient à la raison donnée plus haut d'une politique
incertaine dans son but et à l'absence d'une idée di-
rectrice. Je me rappelle qu'il fut un temps, qui
n'est pas encore lointain, où l'on put voir notre
ambassadeur a Vienne poursuivre, avec ou sans man-
dat, une politique autrichienne, tandis que celui de
Rome s'employait à gagner les sympathies de l'Ita-
lie, alors que celui de Londres travaillait active-
ment dans le sens de l'entente cordiale. A ce
même moment, un chef de parti, plusieurs fois
ministre, s'évertuait, par des moyens occultes, à
amener un rapprochement avec l'Allemagne. Il
n'est que juste de remarquer que la diplomatie
française a pris d'éclatantes revanches depuis la
guerre. '
L'Angleterre ne vit pas non plus à Berlin que
l'Autriche s'était liée à l'Allemagne aussi étroitement
que la Hongrie l'était à l'Autriche et qu'elle contribuait
N.^ à transformer celle-ci en un formidable instrument
d'expansion germanique. Elle le vit si peu que, pen-
dant longtemps, elle partagea avec la France l'erreur
que la Hongrie n'attendait qu'une occasion pour se
détacher de la Triple -Alliance. En France, surtout,
l'illusion hongroise devait survivre comme un ro-
LE CONGRÈS DE BERLIN 57
mantique souvenir de la crise libérale de 1848 et
l'ombre de Kossuth s'interposer sur les réalités de
la politique de ses héritiers. Cette illusion devait être
aussi tenace que celle que nous entretenions sur une
Turquie réformatrice, sur une Grèce constanti-
nienne, sur une Allemagne socialiste. Ni l'attitude
du comte Andrassy à notre égard en 1870, ni, plus
tard, les singuliers propos tenus au Parlement hon-
grois par le président du Conseil, Coloman Tisza,
pour dissuader les industriels de prendre part à
l'exposition de 1889, ne parvinrent à émouvoir l'opi-
nion publique.
Mais cette politique à courte vue allait servir de
justification et même d'encouragement aux ambi-
tions déchaînées des Empires du centre. Leur com-
munauté de vues, qui s'était affirmée à Berlin avec
l'éclat que l'on sait, allait nécessairement contribuer
à resserrer le lien qu'elles y avaient noué. L'année sui-
vante, une alliance en consacrait l'inébranlable soli-
dité. L'accord de 1878 l'avait préparée, par lequel
l'Autriche renonçait à la clause du traité de Prague
qui prévoyait un plébiscite dans le Sleswig. L'unité
austro-allemande, expression d'un idéal de domina-
tion à deux, allait trouver sa formule de stabilité
dans l'extension de son influence vers l'Est au détri-
ment des nations slaves. On verra dans le rapport de
58 RAPPORT CARATHl^ODORY PAC HA
Carathéodory que Bismarck ne croyait pas à une
Turquie réformable et qu'il n'hésitait point à témoi-
gner ouvertement son dédain à l'endroit de ce traité
de 1856 au nom duquel l'Angleterre venait d'ameuter
l'Europe contre celui de San-Stefano. Bismarck ne
voyait dans la situation de l'Orient qu'un état
provisoire et comme une proie qui reviendrait au
\ plus fort. D'ailleurs, la conception d'une Orient ir-
réformable dans le sens occidental est non moins
autrichienne que bismarckienne. On sait ce que
Metternich pensait à cet égard. Bismarck ne croyait
pas non plus à l'avenir des Bulgares et, quant
aux Serbes, Andrassy en faisait son affaire. Pour
leur enlever tout espoir de tendre la main à leurs
frères de race, il leur interdisait l'accès de Novi-Ba-
zar, et cela en attendant des mesures plus décisives.
Ainsi s'explique la tendance pangermanique à ex-
ploiter au profit de la plus grande Allemagne l'état
de décomposition du monde oriental et jusqu'aux
aberrations de la mentalité turque. A parler fran-
chement, la politique d'expansion de la nouvelle
^ Allemagne à travers ce chaos apparaît aussi natu-
relle que celle qui entraîna la Russie des tzars vers
les contrées asiatiques. Cette idée prit de jour en
jour plus de force à mesure que montaient la pros-
périté économique et l'insolite accroissement de ses
LE CONGRÈS DE BERLIN 59
populations nourries dans la conception de la plus
grande Allemagne . Vivant modèle d'activité, et sous
l'impulsion de forces latentes mises en branle par
ses victoires, l'Allemagne entra en singulière fer-
mentation autour de l'année 1888. Mission mili-
taire à Constantinople, chemin de fer du Bagdad,
lignes de navigation dans la Méditerranée, fonda-
tion de banques et d'écoles à Constantinople, en
Cilicie, en Syrie ; Mersina achetée aux Français
qui lui abandonnaient le port d'Alexandrette.
Prenant l'Asie par les deux bouts, au port de
Haïdar pacha, succédait celui de Kiao-Tchéou
qu'elle transformait en une redoutable station na-
vale et en un Emporium asiatique. Dans les Bal-
kans, elle entretenait cette haine de races, qui
devait à jamais assurer la désunion entre Serbes,
Bulgares, Grecs et Turcs ; en Turquie, elle
excitait la fanatisme des masses et le panisla-
misme de la Porte pour mettre en échec l'in-
fluence de l'Angleterre, de la France et de la
Russie.
C'est à Berlin qu'à vrai dire a été forgé le premier
anneau de la chaîne des ambitions germaniques,
qui, de proche en proche, allait enserrer l'Orient v
à la fortune de l'Allemagne. Son jeu fut d'abord si
souple, que l'Angleterre, semble-t-il, n'en conçut
6o RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
aucun soupçon. Le péril slave continuait à l'hy-
pnotiser. Le soupçon ne lui vint que lorsqu'elle
se trouva en présence de certains faits dont la
gravité ne laissait place à aucune confusion. Le
duel allait commencer, duel à mort où, encore
une fois, comme au temps des guerres du premier
Empire, elle devait remporter la victoire.
Paris, le 10 novembre 1918.
RAPPORT SECRET ADRESSÉ A LA SU-
BLIME-PORTE PAR CARATHÉODORY PA-
CHA, PLÉNIPOTENTIAIRE TURC, AU
CONGRÈS DE BERLIN EN 1879.
I. Le prince de Bismarck. — Son influence dominante sur
le Congrès. — Ses sentiments peu sympathiques à la
Turquie. — ■ Ses opinions sur la marche du progrès chez
nous et sur notre diplomatie. — • Peu de cas qu'il fait
des populations orientales. — ■ A ses yeux la question
d'Orient n'a d'importance que pour l'influence qu'elle
peut exercer sur les relations des puissances européennes
IL La situation au moment de l'ouverture du Congrès.
— Déclaration du prince de Bismarck concernant le but
du Congrès et les dangers qui menacent la Turquie en
cas de non réussite. — • Programme du Congrès d'après
les Anglais. — • Raison pour laquelle ils refusent de
donner aucune explication sur l'Asie. — Tout est décidé
d'avance, même l'affaire de Bosnie, -r- L'isolement de
la Turquie. — Râle imposé à ses plénipotentiaires. ■ — •
• Impossibilité de le modifier. — • Inutilité d'essayer de
lancer un programme de réformes. — Instructions des
plénipotentiaires ottomans. — - Leurs premières dé-
marches ont pour but de sauver Varna. — Visite de
02 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
M. de Bismarck. — • Il désire assurer V éi^acuation de
Varna. — Importance de sa démarche. • — • Une occasion
perdue.
III. Bulgarie et Roumélie orientale. ■ — Insuffisance des
protocoles. — Le Congrès décide de commencer par la
Bulgarie. — Pourparlers qui ne modifient pas le fond
de la question. — • Proposition de lord Salisbury qui fait
perdre à la Turquie Varna et Sofia à la fois. — La
parole est refusée aux plénipotentiaires ottomans. —
Menaces de M. de Bismarck. — • Scène regrettable. — •
Circonstances qui expliquent les impatiences et les brus-
queries du prince de Bismarck. — • Situation déplorable
qui en résulte pour les plénipotentiaires ottomans. —
Impossibilité pour eux de conférer avec les Anglais déjà
liés par le mémorandum Schouvaloff. — Villes de
garnison dans la Roumélie orientale. — - Milice. — Re-
ligion du gouverneur général. — Confusion créée par
V assimilation du régime de la Roumélie orientale à celui
des colonies anglaises. — Autonomie administrative. —
Bachi-bouzouks et Circassiens. — Tribut de la Bulgarie.
— ■ Erreur des Anglais concernant le sandjak de Sofa.
— Ils font de vains efforts pour se dégager de la situa-
tion désavantageuse où ils se sont placés. — Là situa- .
lion des plénipotentiaires ottomans empire de jour en
jour. — • La route stratégique à travers le sandjak de
Sofia exclue du traité. — Attitude des plénipotentiaires
russes Gortchakov et Schouvaloff. — Opposition active
de l'Autriche aux projets russes. ■ — Hérédité du prince
de Bulgarie. — Clause de vassalité. — • Clauses du traité
de Berlin relatives à la Bulgarie beaucoup meilleures que
celles du traité de San-Stéfano.
IV. Bosnie et Herzégovine. — ■ La question bulgare ter-
minée, M. de Bismarck pense que toutes les autres
peuvent l'être dans un jour. — Préliminaires de la ques-
tion de Bosnie. — Entrevue de Reichstadt. — ■ Mission
Ignatiew. — Démarches du comte Zichy antérieures au
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 63
Congrès. — ■ L'Autriche participe au Congrès après
s'être assurée de la Bosnie. — Toutes les puissances
jai'orahles à l'Autriche. — Voyant la situation perdue,
les plénipotentiaires ottomans suggèrent un projet de
cession partielle. — La Porte l'approuve ; Andrassy le
repousse. — ■ Raisons de ce refus. — Retard de nouvelles
instructions. — Pression exercée par les Anglais en
faveur de l' Autriche. — Arrivée des instructions de la
Porte. — ■ Séance du 28 juin. — ■ Le protocole demeure
ouvert. — Gravité de la situation créée par l'opposition
des plénipotentiaires ottomans, — Projet suggéré par le
premier plénipotentiaire. — Formule de déclaration
proposée par les trois plénipotentiaires. — Changements
introduits à Constantinople. — Comment elle est faite
au Congrès. — Télégramme de la Porte signalant une
grande effervescence en Bosnie. — La Porte demande
que l'Autriche renonce à l'occupation. — L'Autriche
encouragée à entrer immédiatement en Bosnie. ■ — ■ L'oc-
cupation de l'île de Chypre stimule sa convoitise, —
Avant l'arrivée des dernières instructions de la Porte
le Congrès vote l'article relatif à la Bosnie. — Discus-
sion en Congrès. — Isolement des plénipotentiaires otto-
mans. — Entretien avec le comte Andrassy^ — Projet
de convention et télégramme de la Porte arrivent après
la votation de V article. — Situation dans la journée du
11 juillet. — • Arrangement de l'article duquel il résulte
que l'entente se fera aussi bien pour la Bosnie que pour
Novi-Bazar. — Nouvelles instructions de la Porte et
déclaration obtenue des Autrichiens.
M
LE PRINCE DE BISMARCK
Le Congrès de Berlin a été complètement dominé par
le prince de Bismarck. Les protocoles et le traité qui en
sont sortis sont en grande partie V expression de ses
idées, de ses volontés et parfois même de ses impa-
tiences. Il n^en pouvait d'ailleurs être autrement. Les
événements ont fait au prince une position tout à fait
extraordinaire, aussi bien en Allemagne que dans toute
VEurope. La confiance et la crainte qu'il inspire sont
générales. En Allemagne, il n'y a ni prince ni fonc-
tionnaire, quelque haut placé qu'il soit, qui se permette
d'émettre, surtout en matière de politique extérieure, des
opinions contraires à celles du grand chancelier.
Le prince ne reconnaît d'autre supérieur que l'empe-
Bareilles 5
66 RAPPORT CARAT HÉODORY PACHA
reur^ à la condition d'être le seul interprète de ses vo-
lontés. Habitué depuis longtemps à la plus entière indé-
pendance, il prend la moindre observation pour une
velléité de' résistance qu'il se hâte de réprimer avec une
impatience nerveuse et une volonté de fer.
Choisi pour présider le Congrès ou plutôt désigné à ces
fonctions par la nature même des choses, il a tenu en
toute circonstance à garder vis-à-vis des membres du
Congrès cette supériorité qu'il croyait lui revenir à bon
droit. Il a fait sentir à tous, quoique à des degrés diffé-
rents, le poids de son autorité, de son intelligence, de
son habileté consommée et aussi de sa franchise et de sa
brusquerie parfois toute militaire. Arbitre suprême des
questions qui y étaient agitées, il ne s'est jamais cru
astreint à observer les formalités d'une procédure mi-
nutieuse ; il a le plus souvent opiné le premier et sa
voix décidait des opinions de ses collègues, qu'il re-
cueillait ordinairement d'un simple coup d'œil et qu'il
dictait au secrétariat avec une précision et une netteté
admirables.
Le Congrès délibérait en français. Lord Beaconsfield
parlait en anglais, mais le prince, étant familier avec
ces deux langues, n'en éprouvait aucune difficulté et
sa parole toujours correcte, quoique parfois un peu
lente, montrait qu'il possédait à fond la langue fran-
çaise. En somme, le prince de Bismarck a su si compté-
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 67
tentent concentrer en lui le Congrès dans son ensemble,
qu^on ne peut aujourd'hui réellement pas dire ce quHl
serait arrivé de cette haute assemblée politique et ce
qui en serait résulté si elle n'avait pas eu pour président
le grand chancelier allemand. Aussi, en présence de
V influence prépondérante qu'il y a exercée, avons -nous
lieu de regretter profondément qu'il ait apporté à cette
œuvre des prédispositions en général très peu favorables
pour nous. C'est un point qu'il importe de constater,
d'autant plus qu'une collaboration de trente jours con-
sécutifs a permis aux plénipotentiaires ottomans de
connaître les sentiments du prince à cet égard beaucoup
plus exactement que cela n'avait été le cas jusqu'ici, la
plupart de nos ambassadeurs n'ayant pu, par suite des
usages en vigueur au ministère des Affaires étrangères
d'Allemagne, qu'entrevoir à de très rares intervalles
cette personnalité extraordinaire qui joue un si grand
rôle sur la scène du monde.
On dit que le prince est tellement dominé par l'ins-
tinct politique qu'à proprement parler il n'a ni amis ni
ennemis de cœur. Cela peut être vrai en général, mais,
pour ce qui est du gouvernement ottoman et de la Tur-
quie, on serait disposé à croire qu'il apporte dans ses
appréciations un fond de sentiments personnels destinés
à réagir sur son jugement d'homme d'État. M. de Bis-
marck, sans vouloir examiner le détail des choses, ne
\
68 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
croit pas à Vavenir de l'Empire ottoman. Il ne croit
pas davantage à la sincérité ou à V efficacité de nos
réformes. Il n'a qu'une médiocre estime pour le gou-
vernement ottoman et pour sa politique. Il n'a aucune
sympathie pour les diverses races de l'Orient. Il saisit
avec empressement toute circonstance qui tendrait à
prouver que le progrès véritable est impossible chez
nous et il est désagréablement affecté de tout ce qui
contrarie cette idée. Ainsi, lorsque^ à propos de la milice
de la Roumélie orientale, Méhémed Ali pacha émit
l'opinion que l'existence de cette milice ne pourrait se
concilier avec le principe de l'exclusion des chrétiens des
rangs de l'armée ottomane qui devait sa solidité à son
homogénéité religieuse, M. de Bismarck abonda visible-
ment dans cette idée. Le chancelier de l'État qui avait
fait pour ainsi dire du service militaire obligatoire un
dogme politique et qui lui devait ses plus grands succès,
se complaisait à entendre dire que la Turquie en était
encore à exclure du service des armes la moitié de sa
population.
Lorsque plus tard il fut question de l'égalité des con-
fessions dans l'Empire ottoman, le prince insista à ce
qu'on ne parlât que de la Turquie d'Europe. Les plé-
nipotentiaires ottomans ayant fait remarquer que l'éga-
lité des cultes avait été proclamée par le sultan pour
tous ses sujets indistinctement, aussi bien pour ceux de
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 69
la Turquie d'Europe que pour ceux de la Turquie d'Asie^
et ayant insisté pour que les mots en Europe qui se
trouvaient dans le projet primitif fussent omis, le prince
fit entendre que cet argument n'avait à ses yeux aucune
valeur, que V égalité des confessions en Europe était déjà
chose assez difficile pour s'en contenter, et qu'il ne fallait
pas mêler l'Asie et avoir l'air de se laisser aller à des
illusions. Obligé de céder sur ce point, il n'en cessa pas
moins de répéter qu'il regrettait beaucoup que le Con-
grès ne se fût pas borné à demander l'égalité pour la
Turquie d'Europe.
Une autre fois, il déclara au nom de l'empereur qu'il
lui était impossible de consentir à ce que les chrétiens
de la Turquie d'Europe n'obtinssent pas comme un
minimum les garanties que la conférence de Constanti-
nople avait voulu leur assurer contre les abus de l'ad-
ministration ottomane. N'attachant pas une impor-
tance réelle aux stipulations du traité de Paris qui ont
admis la Turquie dans le concert européen, il n'a jamais
fait grand cas de ses droits comme puissance européenne
ni de ses réclamations contre l'exlusion dont elle aurait
été l'objet lors du mémorandum de Berlin et du proto-
cole de Londres. Certes, ce n'est pas lui qui se serait
opposé sérieusement à ce que la Turquie eût été exclue
aussi du Congrès de Berlin.
Intelligence d'élite, il n'admet pas les choses à demi'
70 RAPPORT CARATHéODORY PACHA
// estimer ait y peut-être ^ un Turc du vieux régime. Il
comprend bien moins le Turc progressiste et cherchant
à s'assimiler à la civilisation européenne^ parce qu'il
ne croit pas à la sincérité de ses déclarations. Bien des
fois pendant le Congrès de Berlin on a eu V occasion de
voir la manière dont M. de Bismarck accueillait les
déclarations si sages et si politiques que le grand vizir
avait chargé les plénipotentiaires de faire en faveur de
quelque idée générale du libérale. Il en était à la fois
étonné et contrarié.
La diplomatie de la Turquie lui paraît aussi peu
solide que sa politique intérieure. « A proprement parler ^
disait-il aux plénipotentiaires ottomans^ vous n'avez
pas de principes dirigeants dans votre diplomatie. Vous
vous laissez guider par V instinct, selon les occasions.
Vous croyez que les ennemis de vos ennemis sont vos
amis y règle pour la plupart du temps erronée, inappli-
cable surtout en Turquie oïl chaque puissance a des
intérêts à elle et pourtant la seule que la Forte semble
suivre. »
Pour ce qui est des populations orientales, voici
quelques traits qui donneront une idée des sentiments
que le prince chancelier entretient à leur égard :
La discussion sur la question bulgare se prolongeant,
le prince s'impatienta : « Voilà deux jours, dit-il, que
la haute Assemblée discute sur la question bulgare. C'est
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 7I
là un honneur auquel les Bulgares ne s'attendaient pas.
Pour ce qui me concerne^ je ne dissimule pas que, comme
plénipotentiaire allemand, je prends fort peu d'intérêt
à tous ces détails. Nous avons décidé qu'il y aura une
principauté de Bulgarie. Nous ne savons pas si Von
trouvera un prince de Bulgarie ; si on le trouve, tant
mieux, mais je pense qu'il est inutile de s'appesantir sur
ce point pas plus que sur le point de savoir de quelle
nature sera la constitution que les notables bulgares
élaboreront à Tirnova et sur laquelle mon opinion est
déjà faite. »
Un autre jour, en donnant lecture de l'article 7 du
traité de San-Stefano, il rencontre dans V énumération
des différentes populations non-bulgares auxquelles il
s'agissait de garantir les droits politiques, la désigna-
tion de Coutzo-Valaques. « Coutzo-Valaques, dit-il,
voilà un mot qu'on a le droit d'effacer », et aussitôt il
passa le crayon là- dessus.
Salisbury ayant demandé pour la seconde fois qu'on
assignât un jour pour ce qu'il appelait la question armé-
nienne, « encore une », s'écria hautement M. de Bis-
marck, visiblement impatienté.
Les plénipotentiaires ottomans et russes discutaient
sur le nombre des Lazes ; les Anglais s'en étant mêlés :
« Mylord, dit le prince s'adressant à Salisbury, je ne
doute pas que les Lazes ne fassent partie des intéres-
72 RAPPORT CARATHEODORY PACHA
santés populations orientales. Seulement je me demande
si ça vaut réellement la peine qu^on leur consacre son
temps, surtout aux approches de la canicule. »
Lorsqu^il annonça que les Roumains seraient enten-
dus, il ajouta que tout écart de langage auquel MM. Co-
galniceano et Bratiano se laisseraient entraîner serait
sévèrement réprimé, etc., etc.
On ne saurait dire que cette disposition d^esprit du
prince de Bismarck soit due à l'influence des idées reli-
gieuses. L'élément religieux est peut-être pour quelque
chose dans les décisions de V empereur ; mais chez le
prince chancelier, on n'en voit pas trace, ou bien il
est complètement transformé sous une couleur politique.
Quoi qu'il en soit, le prince de Bismarck ne manque
aucune occasion de faire voir qu'à son avis la question
orientale, en tant que se rapportant à des peuples et à
des formes de gouvernement placés en quelque sorte
en dehors du cercle de la civilisation européenne et
n'ayant aucun avenir, ne doit intéresser l'Europe que
par les conséquences qu'elle peut avoir sur les relations
des grandes puissances européennes entre elles. C'est à
ce titre seulement qu'il ne dédaigne pas de s'en occuper
et qu'il en fait même un objet de préoccupations très
sérieuses. C'est dans cet ordre d'idées aussi qu'il a désiré
le Congrès dès qu'il a craint de voir la paix troublée à
la suite du traité de San-Stefano, qu'il a aidé à en
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 73
assurer la réunion et le succès dans la période quHl a
précédé^ et c'est sous Vempire des mêmes idées qu^il a
travaillé pendant toute sa durée, s'ejforçant de calmer
les prétentiofis rivales des Cabinets européens et d'écarter
compte oiseuse et inutile toute question qui n'était pas
de nature à influer directement sur les relations diplo-
matiques des puissances.
En parlant ainsi y nous n'entendons signaler que les
motifs immédiats de l'attitude que le prince avait prise
vis-à-vis du Congrès. Quant aux idées de politique
générale au profit desquelles il était décidé à utiliser le
Congrès, c'est là une question qui mériterait un examen
tout spécial.
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LA SITUATION AU MOMENT
DE UOUVERTURE DU CONGRÈS
Lé Congrès tint sa séance d'ouverture le i^juin 1878,
à 2 heures de Vaprès-midi. Les plénipotentiaires otto-
mans arrivèrent à Berlin dans la nuit et s'empressèrent,
dès le lendemain, de faire leurs visites à leurs collègues.
Ils ne purent voir les plénipotentiaires russes, mais les
conversations qu'ils eurent avec M. de Bismarck, ainsi
qu'avec les plénipotentiaires anglais et le comte An-
drassy, furent très instructives pour eux. M. de Bis-
marck leur dit :
« Vous trouverez en moi plus de franchise qu'en au-
cun autre. Je ne pas veux vous cacher la situation. Si
vous croyez que le Congrès s'est réuni pour la Turquie,
7o RAPPORT CARATHEODORY PACHA
détrompez-vous. Le traité de San-Stefano serait resté
tel qu^il a été stipulé entre la Turquie et la Russie s^il
n'avait pas touché à certains intérêts d'ordre européen.
C*est en vue du règlement de ces intérêts que les puis-
sances se sont réunies en un Congrès dont j'ai accepté
la présidence. Dans le règlement de ces difficultés, il est
possible, il est même naturel que la sévérité de certaines
clauses du traité de San-Stefano soit adoucie ; vous
en profiterez dans cette mesure. Mais si vous voulez
aller au delà, vous n'aboutirez pas, car, encore une fois,
le Congrès de Berlin ne se réunit pas pour la Turquie.
Maintenant il y a des sujets du sultan qui pensent que
dans ces conditions il vaudrait mieux recommencer ou
plutôt continuer la guerre. Ceux-là aussi se trompe?tt.
D'abord je ne sais si la résistance de la Turquie pour-
rait provoquer une guerre entre les puissances ou entre
quelques-unes d'entre elles. Mais quand cela serait, il
n'y aurait pas de plus grand malheur pour la Turquie.
Le traité de San-Stefano a profondément mutilé l'Em-
pire ottoman, mais il l'a laissé subsister. Le Congrès
modérera nécessairement, comme je vous l'ai dit, la
rigueur de ce traité. Mais si une guerre européenne
éclatait, le résultat en serait tout à fait désastreux pour
le sultan qui, après tout, reste aujourd'hui un grand
souverain i?idépendant. Une guerre européenne pour-
rait être avantageuse pour telle puissance, désavanta-
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 77
geuse pour telle autre. Le fait certain c'est que la
Turquie n'y trouvera que la ruine. »
Les plénipotentiaires anglais fournirent des explica-
tions plus détaillées sur les travaux du Congrès. Ils
dirent tout d'abord que le Congrès procéderait à la
constitution au nord des Balkans d'une principauté
bulgare indépendante, mais tributaire, c'est-à-dire,
d'après l'interprétation spirituelle de lord Beaconsfield^
ne payant même pas de tribut ; qu'au sud des Balkans
on, formerait une province autonome et tributaire ; que
les côtes de la mer Egée seraient laissées à la Turquie
qui aurait aussi la garde des Balkans et verrait ainsi
rétablie l'unité de son territoire, et que la Bosnie et
l'Herzégovine seraient cédées à l'Autriche.
Pour ce qui est de l'Asie, ils se refusèrent à entrer
dans aucune explication. Ils eurent simplement l'air de
suggérer l'idée d'une alliance anglo-turque. C'était là
pour eux une manière de vérifier si les plénipotentiaires
ottomans connaissaient ou non la convention du 4 juin
qui venait d'être signée à Constantinople. Quand ils
virent que les plénipotentiaires ottomans n'en soup-
çonnaient même pas l'existence, ils se turent et lord Bea-
consfield s'excusa de ne pouvoir entrer pour le moment
dans aucun détail relatif à l'Asie. Pourtant, un incident
des discussions du Congrès, qui sera rapporté plus loin et
qui n'est pas consigné dans les procès-verbaux ^ prouvera
78 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
que le règlement de la question asiatique^ d'après lequel
la Turquie ne devait rentrer qu'en possession de la
vallée seule d'Alashguerd, que ce règlement^ disons-
nous, était déjà une affaire décidée.
Quant au comte Andrassy, il ne se fit aucun scrupule
de dire aux plénipotentiaires ottomans que Von traînait
à Constantinople l'affaire de la Bosnie et de l'Herzégo-
vine qui, d'après lui, aurait déjà dû être terminée.
Ces informations constituaient pour les plénipoten-
tiaires ottomans des révélations aussi catégoriques
qu'accablantes. Il devenait évident, en effet, que le
Congrès se réunissait, non seulement avec un programme
arrêté dont la Turquie n'avait pas eu connaissance,
mais aussi, ce qui était plus grave encore, avec des dé-
cisions prises d'avance entre les puissances appelées à
y jouer le premier rôle. Ce n'était qu'après être tombés
d'accord sur les bases que l'on avait consenti à aller à
Berlin et l'Allemagne, de son côté, n avait consenti à
faire ses invitations qu'après s'être assurée du succès
final de la réunion des plénipotentiaires.
Le mémorandum anglo-russe que le Globe divulgua
bientôt après a démontré la justesse de l'appréciation
des plénipotentiaires ottomans et, bien que jusqu à ce
jour aucun document n^ait paru constatant que la
cession de la Bosnie et de l Herzégovine eût été décidée
avant le Congrès, le langage si catégorique des pléni-
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 79
potentiaires anglais, Vattitude de M. de Bismarck et
Vassurance que le comte Andrassy montra sur ce point
dès ses premières ouvertures font croire fermement que
de même que Vaccord entre V Angleterre et la Russie
avait été constaté d^avance dans le mémorandum du
30 mai qui était évidemment de la connaissance de
V Autriche, de même aussi cette puissance s'était, avant
d'envoyer ses plénipotentiaires à Berlin, assuré en ce
qui concerne la cession de la Bosnie et de l'Herzégovine
le consentement de l'Angleterre, de l'Allemagne et
peut-être aussi de la Russie moyennant quelque mémo-
randum ou quelque document analogue qui est resté
jusqu'ici secret, mais qui n'en doit pas moins exister.
Une autre vérité qui se dégageait encore plus claire-
ment de ce premier échange d'idées, c'était l'isolement
complet dans lequel la Turquie se trouvait dès le com-
mencement du Congrès. Du moment que les puissances
les plus particulièrement intéressées s'étaient mises
d'accord pour envisager le traité de San-Stefano, non
pas au point de vue des intérêts de la Turquie, mais
bien au point de vue de leurs propres intérêts et que, de
plus, elles s'étaient concertées sur la manière dont
devaient être résolues les questions les plus importantes,
que restait-il à faire aux plénipotentiaires ottomans ?
Essayer de renverser l'édifice élevé par les Cabinets
de Londres^ de Saint-Pétersbourg, de Berlin et de
8o RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
Vienne pour y substituer du coup quelque combinaison
nouvelle^ c'eût été une tentative qui, non seulement
n'aurait eu aucune chance de succès, mais qui aurait pu
entraîner pour leur pays les plus fatales conséquences.
Au moindre indice de pareilles dispositions de leur
part, Von n'aurait pas manqué de les accuser de chercher
à troubler le concert européen, à susciter des embarras
et M. de Bismarck, tout le premier, aurait proposé
d'adopter à l'égard des plénipotejitiaires de la Porte
une attitude qui les mît dans V impossibilité de nuire à
la marche des travaux du Congrès. Déjà, des télé-
grammes officieux insérés dans les journaux de Berlin
dénonçaient les plénipotentiaires ottomans comme un
élément perturbateur ; on faisait courir mille faux bruits
sur la nature de leurs instructions. D'un autre côté, les
avertissements ne leur étaient pas épargnés. On leur
faisait dire par certains journalistes bien connus que la
Turquie devant nécessairement s'opposer à toute pro-
position d'arrangement, ses plénipotentiaires ne sau-
raient avoir dans le Congrès la liberté de la parole au
même degré que les représentants des autres puissances
impartiales et désintéressées. Cette idée ne prévalut
pas en définitive ; mais M. de Bismarck n'en retint pas
moins comme règle immuable que, pour la marche rapide
des travaux du Congrès, il valait mieux tenir les pléni-
potentiaires ottomans en dehors des réunions particu-
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 8l
Hères des puissances et qu'il ne fallait pas s'arrêter à
la discussion des idées que les plénipotentiaires ottomans
émettraient sur les points fondamentaux de Ventente
européenne. Les dispositions du prince sur ce chapitre
semblèrent tellement peu rassurantes au premier mo-
ment, que les plénipotentiaires français ne cachèrent
pas à leurs collègues ottomans que^ comme la parole leur
serait très probablement refusée la plupart du tempSy il
vaudrait mieux pour eux, au lieu de s'exposer à des
refus humiliants, renoncer tout d'abord à entrer dans
des développements et se borner à intercaler dans les
discussions de leurs collègues de simples dénégations
telles que non, nous n'admettons pas cela, telle n'est
pas notre opinion, etc.
Les plénipotentiaires ottomans ne se résignèrent pas
à un pareil rôle. Ils espérèrent qu'avec du tact, de la
modération et de la fermeté, ils parviendraient à se
faire dans le Congrès une position plus conforme à la
dignité de leur gouvernement que celle qu'on entendait
leur assigner. Les protocoles montrent s'ils y ont réussi.
Mais la situation politique n'en était pas moins
claire. Subir en principe le programme arrêté entre les
puissances, tâcher de sortir de l'isolement auquel on
semblait condamné, essayer de gagner sur les détails et
de profiter des incidents imprévus que le hasard des
discussions pouvait amener, faire pencher dans les déli-
Bareilles .6
82 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
hérations douteuses la balance du côté le moins défavo-
rable pour l'Empire ottoman^ telle était la seule issue
qui fut laissée à la Turquie et dès le commencement il
n'y en a pas eu d'autre. Des personnes peu au fait de la
situation diront peut-être qu'en prenant, aussitôt arrivés
à Berlin, telle ou telle attitude, ou l'initiative d'une
proposition ou d*un programme de réformes quelconque,
en se plaçant, par conséquent^ sur le terrain du traité
de Parisy les plénipotentiaires ottomans auraient pu
modifier la situation en faveur de la Turquie, C'est là
une idée erronée et ceux qui la soutiendraient se feraient
sur la nature et le but du Congrès des illusions étranges.
Le Congrès, nous l'avons dit, recherchait les moyens
de satisfaire les exigences de la Russie sans trop profon-
dément léser les intérêts européens. Il n'aurait jamais
admis que la Russie pût être satisfaite si, pour tout
résultat de cette grande guerre, on lui présentait tout
simplement des réformes calculées pour profiter à la Tur-
quie. Cela est si vrai que^ lorsque les plénipotentiaires
ottomans parlèrent de réformes à leurs collègues d'An-
gleterre, ceux-ci les dissuadèrent de rien tenter dans
cette direction. « // n'y a pas de réforme, leur dirent-ils,
qui puisse dispenser des arrangements pris entre les
gouvernements européens ; et même si indépendamment
de ces arrangements vous communiquiez au Congrès des
réformes y celui-ci ne s'en tiendra pas pour content et il
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 83
voudra aller au delà. Réservez donc vos réformes pour
après le Congrès. »
D'ailleurs, les instructions verbales, et il n'y en eut
pas d'autres, que le premier plénipotentiaire ottoman
avait reçues de la part de Sa Majesté et de son Altesse
le grand vizir et qu'il se hâta de communiquer à ses
collègues, étaient beaucoup plus pratiques et beaucoup
plus conformes à la situation qui se présentait à Berlin.
Ces instructions se résumaient, en effet, à cinq points :
1° Obtenir la ligne des Balkans ;
2° Conserver à l'Empire la forteresse de Varna;
30 Empêcher une extension trop grande du Monté-
négro et de la Serbie du côté de l'Albanie ;
40 Obtenir la rétrocession de Batoum et de la vallée
d'Alashguerd en Asie ;
50 Libérer la Turquie de toute indemnité pécuniaire
envers la Russie.
Or, le programme développé par les plénipo-
tentiaires anglais^ à tout prendre, ne contenait pour
le moment qu'un seul point réellement contraire à
ces instructions : c'était celui concernant Varna. Les
Anglais avaient évidemment abandonné cette ville à la
principauté de Bulgarie. Les plénipotentiaires ottomans
crurent, par conséquent, que le parti le plus pratique
était de faire immédiatement les démarches les plus
actives pour tâcher de sauver Varna et son territoire.
84 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
Ils en parlèrent à tous les membres du Congrès et leur
insistance parut surtout ébranler les Anglais qui pro-
mirent de faire tout leur possible dans ce sens Des
informations transmises à la Porte par nos ambassa-
deurs de Londres et de Vienne et par la Porte à ses
plénipotentiaires à Berlin, représentaient, il est vraiy
que les deux Cabinets étaient fort disposés à appuyer
la Turquie dans une demande qui aurait pour effet de
lui conserver toutes les forteresses du Danube. U ambas-
sade de Londres, notamment, recommandait comme très
admissible un partage longitudinal de la Bulgarie qui
aurait laissé à la Turquie le quadrilatère et toute la
partie orientale du vilayet du Danube depuis la mer
Noire jusqu'à la Yantra. Mais il ne fallut pas long-
temps aux plénipotentiaires ottomans pour se convaincre
qu'une pareille proposition n'obtiendrait même pas les
honneurs d'une discussion sérieuse de la part des pléni-
potentiaires d'Autriche et d'Angleterre. Force leur fut
donc de restreindre leurs efforts et leurs démarches à la
conservation de Varna, seul objectif qu'ils pouvaient
raisonnablement se proposer, d'autant plus qu'à ce
moment on ne savait pas encore jusqu'à quel point les
Anglais se considéraient liés par les énonciations du
mémorandum publié par le Globe et que lord Salisbury
persistait, on n'a jamais su pourquoi, à déclarer inexact.
D'ailleurs, les plénipotentiaires ottomans ne préten-
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 85
datent pas avoir Varna sans fournir une compensation
équitable et ils firent connaître tout d'abord aux mi-
nistres anglais qu^en vue de la conservation de cette
forteresse et à cette condition, le gouvernement ottoman
serait fort disposé à faire des sacrifices du côté de Sofia.
Les concessions auxquelles ils se soumettraient ainsi
volontiers mettaient entre les mains des plénipoten-
tiaires anglais les moyens d^effectuer rechange si vive-
ment désiré par la Porte. Il n'y avait là rien que de
très raisonnable y de très possible et le fait est que les plé~
nipotentiaires ottomans eurent la satisfaction de voir
leurs idées partagées par lord Beaconsfield et qu'un
effort sérieux fut tenté dans ce sens par les Anglais qui,
cette fois-ci, essayèrent de franchir le cercle dans lequel
ils s'étaient renfermés par la conclusion du mémoran-
dum. La sincérité de leurs efforts est prouvée par cela
même que la question de Varna fut tenue en suspens
jusqu'à la quatrième séance du Congrès et plus encore
par l'incident que nous allons rapporter :
Dans la soirée du 15 au 16 juin, les plénipotentiaires
ottomans reçurent à 9 heures ijz la visite de S. A le
prince de Bismarck en casque, circonstance qui donnait
à la visite un caractère officiel. Le prince leur déclara
tout d'abord que le but des explications dans lesquelles
il allait entrer était de les persuader quHl fallait au
plus tôt livrer Varna aux Russes, ou au moins convenir
86 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
d'un terme très rapproché pour V évacuation. Il leur
représenta que Varna était irrévocablement perdue
pour la Turquie, que les efforts que nous faisions pour la
conserver devaient rester infructueux, que si des membres
du Congrès tenaient sur ce point un autre langage ils
se faisaient des illusions que la réalité des faits allait
bientôt dissiper et, qu'enfin c'était là, pour nous, le seul
moyen d'obtenir la retraite de l'armée russe et de nous
assurer ainsi un avantage réel et très important. Il parla
sur ce ton pendant plus d'une heure et on peut dire qu'il
épuisa le sujet. Une visite si prolongée, une conversa-
tion si soutenue de la part du prince était un événement.
Il y avait là, à ne pouvoir pas s'y tromper, une affaire
d'une portée réelle qui fut aisément saisie par les pléni-
potentiaires ottomans.
On sait, en effet, que dans la séance d'ouverture,
immédiatement après la constitution du bureau, lord
Beaconsfield, prenant la parole, insista vivement sur
la nécessité d'éloigner les Russes des environs de Cons-
tantinople. Il en discourut pendant plus d'une demi-
heure. Les Russes y opposèrent quelques faux-fuyants,
ainsi que Schouvaloff l'avoua plus tard, ne voulant pas
déclarer ouvertement qu'ils ne s'en iraient de devant
Constantinople que si Varna leur était livrée. Sur la
proposition de M. de Bismarck, la discussion fut
ajournée, mais le marquis de Salisbury, en parlant plus
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 87
tard de cet incident aux plénipotentiaires ottomans^ ne
leur cacha pas que les Anglais avaient complètement
renoncé à y revenir parce que le prince leur avait
donné tort et qu'il avait décidé que cette question ne
serait pas traitée en Congrès.
Dès Vouverture du Congrès, un mot du président
avait suffi pour réduire à néant les arguments de droit
et de fait que lord Beaconsfield avait développés avec
tant d'éloquence en faveur de la retraite de l'armée
russe des environs de Constantinople . Mais, tout en
étant parvenu à écarter ainsi du coup un sujet de dis-
cussion des plus épineux, le prince ne ferma pas les
yeux sur les dangers résultant de la présence des Russes
et des Anglais devant Constantinople et de la posses-
sion de Varna par nos troupes. S'il parvenait à per-
suader la Turquie de se dessaisir de Varna, il ne doutait
pas qu'il n'eiit été à même de régler d'une manière
satisfaisante la retraite de l'armée russe et de la flotte
anglaise. Par cela même la reprise des hostilités deve-
nait impossible, et la paix était ainsi assurée grâce aux
arrangements intervenus antérieurement entre les puis-
sances sur les points principaux. Le monde aurait dit
que quelques jours seulement avaient suffi à M. de Bis-
marck pour résoudre pacifiquement un problème poli-
tique des plus grands, des plus ardus et lui en aurait
attribué tout le mérite. D'un autre côté, une fois ces
88 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
difjicultés brûlantes mises de côté, il s'opérait sous les
auspices de V Allemagne entre les Russes et les Turcs
un rapprochement naturel qui devait faciliter singuliè-
rement les arrangements à prendre. Cette perspective
était aussi probable que brillante et Von comprend bien
que Fait tentée M. de Bismarck. Certes, en prenant en
considération le résultat auquel le traité de Berlin a
abouti, on ne demeure que trop persuadé des avantages
que la Turquie aurait pu recueillir si, à ce moment-là,
les plénipotentiaires ottomans avaient été à même de
remettre Varna dans les mains du prince de Bismarck.
Ils se seraient bien certainement acquis son appui au
sein du Congrès et bien des questions auraient pu rece-
voir une solution fort différente de celle qu'elles ont
reçue.
Malheureusement, les plénipotentiaires ottomans
étaient liés par leurs instructions qui leur prescrivaient
de tout faire pour sauver Varna. Une manœuvre aussi
hardie que celle qui aurait pu donner satisfaction à
M. de Bismarck excédait de beaucoup leurs pouvoirs et
l'initiative qu'ils pouvaient raisonnablement assumer.
Il est bon d'ajouter aussi que Mehmed Ali pacha, pro-
fondément convaincu de la grande importance straté-
gique de Varna, était, comme de juste, fort hésitant à
l'endroit de toute combinaison qui aurait eu pour effet
de nous dessaisir.^ dès le début du Congrès et lorsque après
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 89
tout rien notait encore assez clair ^ de la possession de
cette place. Les plénipotentiaires ottomans en réfé-
rèrent à leur Gouvernement et Von sait que ce ne fut
que bien plus tard que V évacuation de Varna a pu enfin
être réglée. Pour le moment même la démarche du
prince de Bismarck resta sans résultat. La visite et les
propositions que le comte Schouvaloff leur fit le lende-
main n'eurent pas un sort meilleur et ils se trouvèrent,
par là, dans V impossibilité de tirer profit de Vévacua-
tion de Varna exécutée à propos, soit pour s'assurer
jusqu'à un certain point les bonnes grâces de M. de
Bismarck, soit pour opérer un rapprochement avec les
Russes dans le sein du Congrès. Bien plus, M. de Bis-
marck ne put que se sentir froissé de l'insuccès de sa
démarche. Les Russes nous croyant désormais indisso-
lublement attachés à la politique anglaise, n'essayèrent
plus de s'entendre avec nous et le respect que la Su-
blime—Porte montra au sentiment populaire qui, chez
nous, faisait regarder l'évacuation de Varna comme un
acte antipatriotique, fit perdre au gouvernement la
seule occasion qui se fût offerte à lui pour changer dans
une certaine mesure le courant qui dominait dans le
Congrès. Nul doute que l'insistance des Anglais à nous
conserver Varna n'ait provoqué la démarche de M. de
Bismarck. Malheureusement il est tout aussi certain
qu'en nous laissant aller à l'espoir que leurs efforts
90 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
aboutiraient^ nom avons perdu à la fois et la forteresse
et les avantages que nous aurait procurés son évacua-
tion au moment où. le prince nous la proposa. Tout cela
se passait dans Vintervalle de la première à la seconde
séance du Congrès^ et les détails qui précèdent servent à
éclairer la situation que les plénipotentiaires ottomans
trouvèrent à leur arrivée à Berlin.
m%B
///
BULGARIE ET ROUMÉLIE ORIENTALE
Notre but n*est pas de retracer ici la marche des
délibérations du CongrèSy mais plutôt de fournir sur
l'ensemble de chaque question quelques détails qui com-
pléteront Vidée qu'ont pu déjà s'en faire les personnes
qui ont lu les protocoles.
Ceux-ci rapportent fidèlement les travaux du Con-
grès et en donnent le résumé officiel ; maisy sous l'en-
veloppe diplomatique qui en recouvre uniformément
toutes les parties ^ on a peine à saisir la physionomie vraie
des débats. En outre, les protocoles n'étaient pas relus
en séance et l'on se permettait souvent d'y introduire
après coup des modifications très importantes. Ces mo-
difications mettaient quelquefois les plénipotentiaires
92 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
Ottomans dans rembarras. Ils réclamaient auprès du
secrétariat. Celui-ci se montrait très empressé à ad-
mettre les additions et les corrections proposées par les
plénipotentiaires ottomans en ce qui les concernait ;
mais, en revanche, il se montrait bien moins accommo-
dant lorsque les plénipotentiaires ottomans voulaient
voir rétablir les passages modifiés dans les discours des
autres membres et surtout dans ceux du président.
Le Congrès consacra ses premières séances à la dis-
cussion de V admission des délégués helléniques et de la
manière dont devaient être formulées les questions se
rattachant à la Grèce. Ce n'était là, toutefois, qu'un
prologue destiné à donner le temps aux plénipoten-
tiaires de la Russie, de la Grande-Bretagne et de V Au-
triche-Hongrie de s'entendre entre eux sur la question
bulgare. La question hellénique est venue bien plus tard
devant le Congrès sous sa forme définitive, de sorte
qu'en réalité on peut dire que c'est par la constitution
de la principauté de Bulgarie et de la province auto-
nome de la Roumélie orientale que le Congrès débuta
dans ses travaux.
Cette marche était logique ; la difficulté bulgare était
la principale. Une fois cette difficidté surmontée,
l'issue pacifique des négociations pendantes n'aurait plus
fait l'objet de doute sérieux. Certes, pour la Turquie,
pour qui les autres questions aussi présentaient^ surtout
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 93
dans leur ensemble, un intérêt majeur, V ordre inverse
qui eût réservé la question de la Bulgarie pour la fin et
lui eût ainsi ménagé le moyen de faire surgir, selon les
circonstances, une grosse difficulté européenne, eût été
préférable à tous égards. Mais les plénipotentiaires
ottomans ne furent guère consultés sur ce point pas plus
que sur bien d'autres ; il ne leur restait qu'à subir le
programme arrêté.
Les pourparlers entre les plénipotentiaires des trois
puissances principalement intéressées dans la ques-
tion bulgare (pour nous servir de l'expression du
prince) et auxquels la Turquie ne fut admise à prendre
aucune part, se prolongèrent jusqu'au commencement
de la quatrième séance qui fut tenue le 22 juin, les
Russes ayant déclaré qu'ils n'entreprendraient la dis-
cussion concernant la principauté de Bulgarie au nord
des Balkans qu'autant qu'on se serait préalablement
mis d'accord sur les bases de la constitution de la pro-
vince à former au sud des Balkans. Nous ne saurions
dire au juste en quoi ces pourparlers ont consisté. En
ville on disait que les Anglais se montraient très roides
et que tout pouvait être rompu d'un moment à l'autre ;
mais le mémorandum de Londres avait déjà donné les
bases de l'entente. Le résultat a prouvé qu'on a tenu à
ne pas s'en écarter. On peut donc avancer sans crainte
de se tromper que les débats particuliers sur la question
94 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
bulgare entre la Russie et V Angleterre ont consisté
bien plus dans V arrangement des détails auxquels le
mémorandum laissait une large marge qu'en une dis-
cussion sérieuse de la question de fond. C'est ce qui
arriva plus tard pour l'Asie aussi. Le 22 au matin on
prétendait que rien n'était arrêté ; à midi y on annon-
çait, au contraire, que l'entente était effectuée et bientôt
après lord Salisbury donnait lecture au Congrès de sa
grande proposition qui se trouve consignée dans le pro-
tocole IV et par laquelle il confirmait la formation
d'une principauté de Bulgarie au nord des Balkans et
celle d'une province autonome^ sous la dénomination
de la Roumélie orientale, au sud des Balkans, en aban-
donnant à la principauté la place de Varna et le sandjak
de Sofia, à la condition que les Russes, de leur côté, ne
feraient pas comprendre dans la Roumélie orientale les
bassins de Mesta et de Struma-Carassou. Lord Salis-
bury donna très rapidement lecture de sa proposition.
Le comte Schouvaloff et le comte Andrassy ajoutèrent
quelques paroles auxquelles le protocole a donné plus
de corps qu'elles n'en avaient en réalité et qui, au fond,
n'expliquaient rien. Quant aux plénipotentiaires des
autres puissances, ils gardèrent le silence.
Les plénipotentiaires ottomans étaient atterrés.
Quelques heures auparavant on leur assurait que la
question de Varna était fortement discutée et mainte-
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 95
nant ils entendaient V Angleterre proclamer du coup
l'abandon de Varna et du sandjak de Sofia à la princi-
pauté de Bulgarie, se contenter en retour de l'exclusion
des bassins de Mesta et de Struma-Carassou des limites
de la Roumélie orientale^ ce dont on n'avait pas entendu
parler jusqu'alors^ et proposer la formation en dehors
de la principauté de Bulgarie d'une province autonome
avec frontières, milice locale, etc.
Le premier plénipotentiaire ottoman pensa que ce
qu'on pouvait faire de mieux dans ce moment était de
gagner au moins quelques heures pour se rendre, si pos-
sible, un compte plus exact de l ensemble de la proposi-
tion et aussi des moyens auxquels on pourrait avoir
recours pour en atténuer la portée. Deux jours aupara-
vant, causant avec M. Waddington, il lui avait exprimé
combien il serait utile que la discussion en Congrès
permît aux différents plénipotentiaires de formuler leur
avis après mûr examen, et M. Waddington lui avait
certifié que, notamment, pour ce qui était de Varna et
du sandjak de Sofia, le Congrès ne se serait prononcée
qu'à bon escient et après avoir entendu toutes les expli-
cations statistiques, géographiques, administratives et
autres que les plénipotentiaires ottomans se déclaraient
prêts à fournir afin de mieux éclairer les délibérations
de la haute Assemblée. D'un autre côté, le Congrès,
dans une de ses précédentes séances, avait adopté
g6 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
comme règle de procédure que toute proposition serait
imprimée et distribi/,ée avant la séance dans laquelle
elle devrait être discutée. Pour toutes ,ces raisons, le
premier plénipotentiaire ottoman se hasarda de de-
mander, non pas qu^on lui réservât le droit de parler
plus tard, comme il est dit dans le procès-verbal, mais
s'il était absolument nécessaire de se prononcer immé-
diatement sur la proposition Salisbury, et dans le cas
où il faudrait aborder la discussion sans retard, s'il ne
lui serait pas permis de prendre une connaissance plus
exacte du texte qui venait d'être lu avec une rapidité
telle qu'il n'avait pu en saisir bien toutes les parties.
La proposition du premier plénipotentiaire ottoman
n'avait donc rien que de très naturel. Néanmoins, les
quelques paroles qu'il prononça dans cette circonstance
suffirent pour lui attirer la colère du président. Le dis-
cours que le protocole (page ']) fait tenir au prince
ri est pas le véritable. M. de Bismarck commença par
dire très rudement au plénipotentiaire ottoman que, s'il
avait à parler, il devait le faire sur-le-champ et sans
aucun retard. « Cependant, ajouta- t-il, je ne puis
admettre que, même dans le cas oîi le plénipotentiaire
ottoman voudrait prendre la parole immédiatement, il
s'en servît pour présenter des objections ; il n'en a pas
le droit puisque son gouvernement a signé le traité de
San-Stefano et qu'il aurait mauvaise grâce à venir
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 97
aujourd'hui critiquer les concessions dont VEurope
accorde le bénéfice à la Turquie. Une pareille attitude
vis-à-vis d'une combinaison européenne indiquerait de
la part du plénipotentiaire ottoman Vintention d'en-
traver la marche des travaux du Congrès. Je ne pour-
rais- la tolérer^ et si les plénipotentiaires ottomans y
persistent, je déclare que je me verrai obligé et que je
suis prêt à donner une sanction pratique à mes obser-
vations » (textuel).
Le ton, le geste et le regard ajoutaient encore à la
sévérité de ces paroles. Le plénipotentiaire ottoman
s'aperçut qu'en présence d'une pareille opposition de la
part du président, il eût été dangereux de persister à
revenir immédiatement sur les questions qui faisaient le
fond de la proposition Salisbury. Bien à tort, sans doute,
le président s'était trop avancé pour pouvoir reculer
dans le moment même. La prudence conseillait d'éviter
un conflit. Aussi, tout en gardant la parole afin de ne
point établir un précédent fâcheux, le plénipotentiaire
ottoman se contenta-t-il de présenter quelques observa-
tions générales sur la bonne harmonie qui avait existé
depuis un temps immémorial entre les populations bul-
gares et les autorités ottomanes et qui n'avait été trou-
blée qu'à une époque relativement récente, et il fit, par
là, une critique indirecte de cette prétetidue incompati-
bilité des autorités ottomanes avec les populations bul-
l^AREILLES 7
98 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
gares qui avait servi de hase à la création de la Roumélie
orientale. Le reste de la séance offrit peu d'intérêt. On
se borna à présenter quelques observations sur la milice
et M. Waddington fut prié et chargé de trouver une
rédaction conciliante pour les points sur lesquels les
plénipotentiaires russes et anglais étaient encore en
divergence.
La violence du langage dont il s'était servi vis-à-vis
du plénipotentiaire ottoman dans cette circonstance ne
pouvait échapper à M. de Bismarck lui-même. Dans
le projet de protocole qui fut communiqué aux plénipo-
tentiaires on avait retranché la moitié de son discours
et mitigé de beaucoup Vautre moitié. Plus tard, on
modifia très sensiblement encore ce qui avait été inséré
dans le projet de protocole imprimé^ de sorte que le
texte actuel ne peut plus même donner ne fût-ce qu'une
idée du caractère impératif et comminatoire de V admo-
nestation qu'il adressa au plénipotentiaire ottoman et
qui, dans toute autre circonstance, eût dû être relevée
par tout le Congrès. Malheureusement, lord Beacons-
field ne comprenait pas bien le français et lord Salisbury,
à ce qu'il dit plus tard, n'avait pas entendu. Cependant,
leurs collègues entendirent si bien les paroles prononcées
par M. de Bismarck que, jugeant l'incident encore plus
grave qu'il ne l'était et pensant que les plénipotentiaires
ottomans étaient complètement et irrémédiablement
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 99
perdus dans Vespnt du tout-puissant chancelier, se
montrèrent à leur égard très réservés. Le soir même de
V incident, les plénipotentiaires ottomans , qui assistaient
à la soirée de V ambassade de France, eurent lieu de
s'en apercevoir. Leurs rt^pports avec leurs collègues ne
reprirent leur caractère normal qu'après qu'ils eurent
reconquis à force de patience leur position primitive
dans le Congrès.
Maintenai^t, il est facile de se rendre compte des
motifs de la scène qui venait de se passer au Congrès.
Dans l'intervalle qui s'était écoulé depuis la visite quHl
avait faite aux plénipotentiaires ottomans^ le prince
chancelier s'était convaincu que ses propositions con-
cernant Varna n'aboutiraient pas. En pesant sur les
Anglais, il les avait décidés à se désister dans la matinée
du jour même de la quatrième séance de IHdée d^ con-
server Varna à la Turquie, et à formuler pour la Rou-
mélie orientale des propositions parfaitement acceptables
pour les Russes. Permettre dans ces circonstances aux
plénipotentiaires ottomans de prendre la parole, c'était,
aux yeux du prince, courir le risque de laisser rouvrir
la question de Varna et mettre en discussion les idées
fondamentales de 'a réorganisation de la Roumélie
orientale. Une fois les débats ouverts, les puissances
non directement intéressées auraient pu aussi, de leur
côté, intervenir et donner à l'affaire un caractère autre
ÏOO RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
que celui d'un arrangement entre la Russie et V Angle-
terre, sur les bases formulées dans le mémorandum,
caractère que le président tenait à lui maintenir.
La sortie du prince de Bismarck 71' exerça pas, en
ejjet, son influence sur les plénipotentiaires ottomans
seulement. Les plénipotentiaires des autres puissances en
firent aussi largement leur profit. Dès lors, le caractère
général des délibérations du Congrès fut nettement
dessiné. Elles ne devaient servir, après tout, qu'à faire
revêtir d'une sanction européenne et à faire enregistrer
solennellement les arrangements pris en dehors du Con-
grès sous la direction du prince par la Russie et l'An-
gleterre et souvent par l'Autriche aussi. La Turquie
était complètement tenue à l'écart de ces échanges
intimes d'idées ; car, disait-on, ayant signé le traité
de San-Stefano, elle ne devait pas être placée dans la
pénible nécessité d'opter entre sa signature et son in-
térêt. « On ne vient pas au Congrès pour discuter »,
disait le prince bien souvent ; et si quelqu'un essayait
de continuer, il s'impatientait, exposait l'état de sa
santé, parlait des affaires urgentes qui ne lui permet-
taient pas de présider pendant longtemps encore les
séances et concluait en formulant l'opinion de la haute
Assemblée telle qu'il la comprenait, tout en réservant
au dissident de protester s'il le croyait nécessaire, ce
que naturellement chacu?i évitait de faire.
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE lOI
Cette hâte que le prince de Bismarck mettait à voir
aboutir les travaux du Congrès était-elle, après tout,
aussi étrange qu^on a voulu le dire ? Nous ne le pensons
pas pourvu que Von se place au même point de vue que
celui du chancelier allemand. Pour lui, et le résultat a
prouvé que son opinion a prévalu, il n'y avait qu'un
but raisonnable à se proposer : celui de prévenir la
guerre qui avait menacé d'éclater entre l'Angleterre et
la Russie. On dit qu'il avait vivement critiqué la Russie
de s'être arrêtée à mi-chemin et de n'avoir su ni s'ar-
ranger avec la Porte ni se présenter devant l'Europe
avec un résultat net. Mais, de ce que la politique de la
Russie n'avait pas été d'une logique si rigoureuse, ce
n'était pas une raison, aux yeux de M. de Bismarck,
pour tenir un compte exact des exigences et des conve-
nances de la Turquie dans les décisions à prendre. Un
tel procédé eût éternisé les efforts et les luttes dans le
sein du Congrès. « Si nous voulions aplanir toutes les
difficultés^ disait-il, nous en aurions pour cent ans. r.
Or, les considérations tirées de la situation du gou-
vernement ottoman écartées et du moment que les prin-
cipaux points de l'arrangement à intervenir entre
l'Angleterre et la Russie avaient été fixés dans le mé-
morandum, il ne restait pas réellement place à des
divergences sérieuses et M. de Bismarck avait raison
de croire qu'avec un peu de bonne volonté Russes et
102 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
Anglais pouvaient s'entendre à très bref délai et ne pas
le faire attendre plus que de raison. Une semaine,
disait-on, lui avait paru suffisante pour tout finir. Tel
fie pouvait évidemment être l'avis des plénipotentiaires
ottomans. Aussi est-ce à eux que M. de Bismarck s'en
prenait toutes les fois que les débats ne marchaient pas
avec la rapidité qu'il aurait désirée. Il y a eU très peu
de questions traitées au Congrès qui n'aient foufni
au premier plénipotentiaire ottoman l'honneur de
quelque grave réprimande de la part du prince chance-
liÉtf réprimande à laquelle le plénipotentiaire ottoman
croyait ne devoir opposer que la résistance la plus ré-
servée, le caractère emporté du prince ne permettant
pas de douter que la moindfé vivacité de la part de son
interlocuteur n'amenât des conséquences qUi eussent
infailliblement rejailli sur la cause qu'il avait mission
de représenter. Cependant il est bon de noter que les
anecdote^ et les récita que les journaux se sont plu à
répandre sUr ce point ne iont pas tous vfais et qUe ja-
mais le plénipotentiaire ottoman ne s'est départi envers
M. de Bismarck des convenances qui pouvaient lui êtfe
dues. M. de Bismarch^ de son côté, donna à plUHeUfs
reprises au plénipotentiaire ottoman des preuves visibles
d'attention personnelle ; malheureusement les questions
et, par conséquent, aussi les occasions de conflit se
succédaient avec une rapidité telle que le temps matériel
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE IO3
a presque toujours manqué pour utiliser^ au profit des
questions que le Congrès a eu à agiter, les bonnes rela-
tions personnelles qui, malgré tout, se maintinrent jus-
qu'au bout.
En tout cas, les télégrammes adressés de Berlin à
Constantinople expliquaient au ministère Impérial
d^une manière très claire la situation personnelle des
plénipotentiaires ottomans au sein du Congrès. Le pre-
mier plénipotentiaire ottoman alla même jusqu'à de-
mander son remplacement ; mais le ministère crut
devoir refuser sa demande. Ses collègues en étaient
également ajfectés.
Après la quatrième séance ils en étaient venus à
craindre que le Congrès ne leur permît plus du tout de
faire entendre leur voix. Dans cette prévision ils pré-
parèrent un document dans lequel ils donnaient sous
forme de propositions succinctes les idées de leur gou-
vernement sur toutes les questions soulevées par le
traité de San-Stefano. Ils convinrent de porter ce
document sur eux dans le Congrès et, si le Prince renou-
velait encore la scène de la quatrième séance, de le
déposer entre les mains du secrétariat et de déclarer
que^ du moment qu'on ne les laissait pas parler, il ne
leur restait plus, pour mettre à couvert leur propre
responsabilité vis-à-vis de leur gouvernement, qu'à
remettre par écrit leurs propositions en bloc afin que le
104 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
Congrès prît, lorsquHl le voudrait, connaissance de la
manière de voir de la Turquie, Le cas ne se présenta
pas ; mais les mesures extrêmes auxquelles les plénipo-
tentiaires ottomans étaient réduits font comprendre
combien ils ressentaieiit vivement ce que leur situation
avait de précaire.
Revenons aux questions de la principauté de Bul-
garie et de la Roumélie orientale. Les dépêches du
ministère Impérial portaient aux plénipotentiaires otto-
mans l'ordre de conformer leur attitude sur ce point à
celle des plénipotentiaires anglais et les plénipotentiaires
ottomans donnèrent plein cours à ces instructions. Dans
les séances du Congrès, ils votaient systématiquement
avec les Anglais, sauf bien entendu les cas oîi la situa-
tion particulière de leur gouvernement leur imposait la ,
nécessité de maintenir V indépendance de leur vote. Ils.
témoignaient à lord Beaconsfield et à lord Salisbury la
confiance la plus illimitée ; ils se mettaient partout et
toujours à leur disposition. Malheureusement, une
coopération intime, une entente préalable sur les détails
entre les plénipotentiaires anglais et ottomans rencon-
trait dans le mémorandum de Londres un obstacle
insurmontable.
Il était toujours facile de tomber d'accord avec lord
Beaconsfield. Sa mission à Berlin, disait-il, n'était pas
de faire de la diplomatie. Une fois la garde des Bal-
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 105
kans et celle des détroits assurées au sultan, il laissait
le reste à lord Salisbury. Celui-ci était animé des
meilleurs sentiments ; mais il était engagé à ne pas
s'écarter des stipulations du mémorandum, et ces stipu-
lations paraissaient très dures aux plénipotentiaires
ottomans. On en jugera facilement par ce qui suit :
La retraite des troupes ottomanes de la Roumélie
orientale décidée en principe, on agita la question de
savoir si Von ne pouvait pas désigner dans la province
certaines villes de garnison, c'est-à-dire des villes ou
les troupes turques auraient la faculté de séjourner. Le
protocole de la quatrième séance prouve que le prince
de Bismarck n'était pas contraire à cette idée. Les plé-
nipotentiaires ottomans y tenaient énormément. M. Wad-
dington, chargé de formuler V accord entre les plénipo-
tentiaires anglais et russes, s'y montra favorable et,
dans son projet, il désigna comme telles trois villes de
la Roumélie orientale. Mais ces villes de garnison
étaient exclues d'après le mémorandum. Voici, en
effet, ce dont les Anglais et les Russes y étaient convenus.
(( Art. 5. — L'empereur de Russie attache une im-
portance toute particulière au retrait de l'armée turque
de la Bulgarie méridionale. Sa Majesté ne verrait
aucune sécurité ni garantie pour l'avenir de la popula-
tion bulgare si les troupes turques y étaient maintenues. »
« Lord 'Salisbury accepte la retraite des troupes
I06 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
turques de la Bulgarie méridionale, Htais la Russie n'ob-
jectera pas à ce qUe le Congrès statue sur le mode et les
cas où il serait permis aux troupes turques d'entrer
dans la province méridionale pour résister à VinsUr-
rection ou à l*invasion Soit en état d'exécution ou à
l'état de menace.
« Toutefois, l'Angleterre Se résef've d'insister au
Congrès sur le droit pour le sultan de pouvoir cantonner
des troupes sur les frontières de la Bulgarie méridio-
nale.
« Le représentant de la Russie iê réserve au Congrès
une complète liberté dans ta discussion de cette dernière
proposition de lord SalisbUry. »
Les Anglais se trouvèrent donc dans l'impossibilité
de maintenir hs villes de garnison sans contrevenir au
mémorandum et, comme les autres puissances s'y mon-
traient indifférentes, l'idée des villes de garnison fut
abandonnée.
Les explications fournies par Mehmed Ali pacha,
surtout en dehors du Congrès, firent voir très clairement
que la formation d'une milice était superflue et dange-
reuse. LëS autres puissances étaient disposées à n'ad-
mettre qu'une' gendarmerie locale. Mais l'article 6 du
mémorandum était catégorique.
f( Lé gouvernement britannique, y était-il dit, de-
mande que les chefs supérieurs de la milice dans la Bul-
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 107
garie méridionale soient fiorfiméi pat la Pofte avec
r assentiment de VEurope. «
U Afigleiefre était liée et tout ce qiie M. Waddington
et les Autrichiens purent faire, ce fut d^ introduire à côté
de la fnilice la gendarmefie .
Pour là religion du gouvertteur général de la RoU-
mélie orientale, le premier pléftipotentiaifé ottomùn
admettait bien quHl ne fût pas fhusUlfHan et que le
vœu des puissances fût iHséfé dans le protocole ; mais
il objectait contre l'insertion dan^ le texte du traité
d'une clause frappant d'exclusion de ce poste toute
personne professant la religion musulmane. Il y rele-
vait une contradiction flagrante entre cette disposition
et la règle de V égalité des confessions et des cultes que
le Congrès cherchait à faire prévaloir en toute circons-
tance.
Lord Beaconsfield s'exprima en dehors dU Congrès
bien des fois dans ce sens, et, de fait, durant toute la
discussion du Cohgrès sur la RoUniélie orientale, on ne
toucha guère à la religion du gouverneur général. Dans
la Commission de rédaction cependant, les Russes obli-
gèrent les Anglais eux-mêmes à en faire la proposition.
Le plénipotentiaire ottoman s'y Opposa en alléguant des
raisonnements auxquels on ne trouva rieH à redire.
Lorsque la question fut portée au Congrès, le premier
plénipotentiaire ottoman ne fit que l'effleurer eh réitt-
I08 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
mant en peu de mots les arguments développés déjà
dans la Commission de rédaction^ et cela parce que
r expérience lui avait appris qu^en présence du désir
du Congrès de ménager la susceptibilité des Russes, il
valait mieux argumenter par suggestion plutôt que
d'une manière trop directe. Le Congrès hésitait ; Meh-
med Ali pacha, ayant pris la parole, y insista, de son
côté, d'une façon qui montrait qu'il ne se rendait pas
un compte exact de la délicatesse que présentait sur ce
point sa position personnelle. A ce moment, lord Salis-
bury ne put rien dire, lié qu'il était par le texte du
mémorandum qui portait les mots avec un gouverneur
chrétien ; ce que voyant, le prince de Bismarck, qui
ne voulait à aucun prix revenir sur les points convenus
entre les Anglais et les Russes, déclara au nom de la
haute Assemblée que l'article devait être maintenu tel
qu'il a été consigné dans le traité. Plus, tard, à propos
de l'article 17, lord Salisbury essaya de signaler
l'inutilité de la claust relative à la religion du gouver-
neur général de la Roumélie orientale. Mais il reçut
pour réponse que d'abord ce point avait été déjà tratiché
et, que., en second lieu, cette clause avait été proposée
par les plénipotentiaires anglais eux-mêmes.
Cependant, c'est surtout au sujet du regimbe à intro-
duire dans la Roumélie orientale qua les énonciations
du mémorandum exercèrent une influence regrettable.
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE IO9
C'est à Vanalogie que le mémorandum établissait entre
le régime futur de cette province et celui des colonies
anglaises que Von doit de n'avoir pu tirer au clair la
nature de V administration dont elle serait dotée. Les
plénipotentiaires ottomans cherchaient à persuader
leurs collègues que du moment où la Roumélie orientale
n'était ni plus ni moins qu'une province privilégiée de
l'Empire ottoman, il suffirait d'établir dans le traité
seulement les points pour lesquels elle allait se trouver,
en vertu des décisions du Congrès, dans une position
différente de celle des autres provinces de l'Empire. Ces
privilèges d'exception comprenaient l'interdiction de
séjour pour les , troupes ottomanes, la formation d'une
milice et d'une gendarmerie propres, la durée quinquen-
nale des fonctions du gouverneur général, sa nomina-
tion avec l'assentiment des puissances et la clause rela-
tive à sa religion. Pour tout le reste, les plénipoten-
tiaires ottomans croyaient toute mention inutile et
même dangereuse en ce sens que l'article 20, par exemple,
en disant que les conventions commerciales conclues par
la Porte seront valables pour la Roumélie orientale et
que la liberté religieuse y sera respectée ; que cet article,
disons-nous, présentait l'inconvénient de faire croire
peut-être que pour tout le reste la Roumélie orientale
sera libre de légiférer comme elle l'entend. Sur ce point,
on était parvenu à persuader M. Waddington, ainsi
IIO RAPPORT CARATHEODORY PACHA
que cela résulte de la discussion relatée dans les proto-
coles au sujet de la liberté des cultes.
Néanmoins, les plénipotentiaires anglais, engagés
d'honneur par le ptémorandum Schouvalojf, devaient
désormais subir l'idée de V assimilation de la Roumélie
orientale mx colonies anglaises et si, d'un coté, ils
purent éviter de ^e prononcer catégoriquement l4-dessus,
ik ne voulurent point^ de Vautre, et cela se conçoit aisé-
ment, suivre la voie indiquée par les plénipotentiaires
ottomans. Ils s'arrêtèrent entre les deux extrêmes. De
là le vague d(fns kquel les dispositions du traité ont
laissé le régime à appliquer à la Roumélie orientale
dont le vrai caractère, demeuré à l'état de question
ouverte, devra être déterminé par la, Commission d'or-
ganisation.
Les termes de l'article 13 qui consacrent l'autonomie
administrative de la Roumélie orientale sont aussi en-
tièrement dus à l'initiative de M. Odo Russell, dans la
Commission de rédaction, sur les instructions de lord
Salisbury et comme conséquence du mémorandum-
}Si nous avQns relevé ces détails , c'étqit pour mieux
montrer les obstacles que la bonne volonté incontes-
table que les plénipotentiaires anglais mettaient à
Berlin au service de la cause de la Turquie rencontrait
dans les engagements antérieurs contractés par l'An-
gleterre et pour lesquels les plénipotentiaires ottomans
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE IJJ
rCont^ par conséquent, aucune responsabilité à encourir.
Il serait moins aisé de s'expliquer Vir^sistance que le
troisième plénipotentiaire anglais mettait à ne pas
admettre l'opinion des plénipotentiaires ottomans sur
des questions secondaires, il est vrai, mais qui, par cela
même qu'elles ne touchaient pas au mémorandum,
auraient pu être formulées d'une manière moins dure
pour nous. Comme exemple nous citerons le fait de
l'insertion dans le paragraphe final de l'article 15 des
mots bachi-bouzouks et circassiens. Le texte primitif
de l'article ne parlait que d^ troupes irrégulièrea.
C'était suffisant et la rédaction de l'article était déjà
terminée quend lord Odo Russell crut devoir demander
instamment l'addition des mots tels que Bachi-bouzoUks
et circassiens. Vainement le plénipotentiaire ottoman
fit-il sentir que cette addition lui était désagréable et
qu'elle n'ajoutait rien au sens de l'article, M. Odo
Russel n'en insista pas moins et son opinion finit natu-
rellement par remporter.
Il y eut aussi des malentendus. Ainsi, à la cinquième
séance, le premier plénipotentiaire ottoman proposa
« qu'indépendamment du tribut, la principauté de
Bulgarie fût tenue à supporter une part des dettes de
l'État proportionnelle à ses revenus ». Le président dit
que cette proposition serait imprimée et distribuée. Dans
la séance suivante, le prince, après avoir donné lecture
112 RAPPORT CARATHEODORY PACHA
de cette proposition qui, dans Vintervalle, avait été
imprimée et distribuée, prononça ces mots : « Cela va
sans dire, )) et personne n'ayant pris la parole, il passa
à l'ordre du jour. Suivant la procédure sommaire
adoptée au Congrès, ce qui venait de se passer équiva-
lait à une adoption à l'unanimité et^ si les choses en
étaient restées là, tout serait terminé. Mais lord Bea-
consfield n'avait pas entendu les quelques mots prononcés
par le président et à la fin de la séance il prit la parole
pour recommander cette proposition à l'attention et à
la discussion de la haute Assemblée. Le prince resta
quelques instants dans l'indécision ; il voulut dire que
la proposition avaic été déjà admise, mais le comte
Schouvalojf avait profité de ce moment pour déclarer
qu'il avait beaucoup d'objections à faire et le prince,
qui, comme on le verra, avait bien des raisons pour
chercher à ménager le comte Schouvalojf, surtout dans
la question bulgare, ne sut mieux faire que de renvoyer
la discussion concernant le tribut à la prochaine séance.
Le septième protocole montre comment, dans un but
de conciliation, le plénipotentiaire ottoman, cédant aux
conseils des Italiens et des Français et afin de donner
à M. de Bismarck une preuve de bonne volonté, se
rallia à l'opinion du comte- Corti. Le but fut atteint du
moment que le Congrès consacra le principe qu'indé-
pendamment du tribut la Bulgarie contribuerait rai-
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE II3
sonnablement à la dette de VÉtat. Le reste intéressait
bien plus nos créanciers que notre Trésor. Toujours est-il
que si lord Beaconsfield n^ avait pas appelé V attention
spéciale du Congrès sur V importance de la proposition
du plénipotentiaire ottoman, celle-ci aurait peut-être
passé dans sa teneur primitive grâce au cela va sans
dire du prince de Bismarck.
A cette occasion il est bon de faire remarquer que
Suleyman Ejfendi, le comptable du Malié qui accom-
pagnait la mission ottomane à Berlin ^n^ a jamais admis
dans les relevés financiers qu'il a présentés que l'en-
semble du revenu annuel des territoires devant composer
la principauté de Bulgarie dépassât deux millions de
livres.
A part les malentendus, il y eut aussi à l'actif des
plénipotentiaires anglais, pourquoi ne le dirions-nous
pas, des erreurs. Ainsi, il est presque inutile de rappeler
que la cession du sandjak de Sofia, dans les termes dans
lesquels elle a été formulée et de manière à ne pas nous
laisser la route militaire entre Pristina et Bazardjik
que les plénipotentiaires ottomans demandèrent avec
insistance jusqu'à la fin, est due à un défaut de la ré-
daction primitive que les Anglais auraient certainement
évité s'ils avaient consulté, ne fût-ce qu'un moment,
leurs collègues ottomans. Plus tard, lord Beaconsfield,
dans un discours prononcé à Londres, voulut en rejeter
Pareilles 8
114 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
la faute sur Mehmed Ali pacha ; mais les informations
que le Muchir a données à la Porte sur ce point sont
Vexacte vérité et ses collègues ne peuvent que les con^
firmer dans toutes leurs parties.
Néanmoins, nous avons hâte de le répéter, ces cri-
tiques de détail ne doivent en rien amoindrir le mérite
qui revient aux Anglais d*avoir donné au gouverne-
ment ottoman pendant le Congrès des témoignages
d* intérêt non équivoques, et nous aurions mauvaise
grâce de nous en prendre à eux des obstacles que leurs
intentions bienveillantes rencontraient dans les dispo-
sitions des autres puissances.
Nous avons déjà parlé du discours si significatif par
lequel lord Beaconsfield inaugura les travaux du Con-
grès, en demandant Véloignement de l'armée russe des
environs de Constantinople. Si ce discours n^eut pas
de suite, cela est dû à V opposition du prince de Bis-
marck. De même, il n^est que juste de rappeler que
dans la sixième séance, lord Salisbury proposa, le pro-
tocole en fait foi, de faire remplacer sans retard le
gouvernement militaire russe de la Bulgarie et de la
Roumélie orientale en matière administrative et finan-
cière, en Bulgarie par la Commission européenne et
dans la Roumélie orientale par le gouvernement du
sultan. Lord Salisbury ne pouvait évidemment s'être
fait illusion sur l'importance de sa proposition et sur la
RAPPORT SECRET A LA S. - P O R T E II5
résistance qu^elle devait rencontrer de la part des
Russes. Tout semblait présager un incident grave,
lorsque, s*apercevant de la résistance qui s^organisait
autour de lui, lord Salishury se vit obligé de modifier
sa proposition, de manière qu^elle aboutit en définitive
à la disposition contenue dans V article ig du traité.
Au fond, la position des Anglais au sein du Congrès
n^ était pas des plus faciles. En accentuant leur attitude
un peu plus en faveur de la Turquie, ils sentaient qu*ils
couraient le risque de rester isolés. Les difficultés
n'étaient pas moins grandes pour eux hors du Congrès
et lord Salisbury y faisait allusion lorsqu'il affirmait
qu'un vieillard de quatre-vingts ans (Vempereur) dé-
rangeait tous ses plans. Si certains journaux en Angle-
terre et ailleurs se sont avisés d'accuser les plénipoten-
tiaires anglais d'avoir fait preuve, au sein du Congrès,
d'indifférence pour la Turquie, les plénipotentiaires
ottomans, plus à même que tous autres d* apprécier les
services que l'Angleterre a rendus à la cause de VEm-
pire, ne sauraient souscrire à un pareil jugement. Loin
(Têtre indifférents, les Anglais se montraient jaloux
dans notre cause. Jaloux c'est le mot. Et si la nature
de ce travail ne nous mettait pas dans V impossibilité de
relater certains faits d*une grande importance, mais
aussi d'un caractère absolument confidentiel, on con-
naîtrait les raisons cachées de bien des situations et Fon
Il6 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
verrait très clairement pourquoi, au fur et à mesure
que les travaux du Congrès avançaient, les dispositions
de M. de Bismarck à notre égard devenaient de moins
en moins favorables. Il arriva, en effet, que vers la fin
du Congrès, au moment de la rédaction définitive des
articles du traité, bien des avantages qui nous avaient
été concédés par le président nous furent refusés par
lui-même. Or, M. de Bismarck, pour qui rien ne sau-
rait être plus pénible que de se reprendre, rC aurait pas
agi ainsi si la situation ne se fût modifiée pendant le
Congrès même. Les plénipotentiaires ottomans attri-
buèrent ces aggravations de mauvaise humeur à Vaf-
faire de Chypre et à la convention asiatique, mais le
fait est que d'autres causes aussi influençaient son
jugement et lui faisaient croire que d'aucune façon il
ne pouvait compter sur nous.
Au nombre de ces questions qui semblèrent d'abord
avoir été résolues en notre faveur et qui, plus tard,
furent rejetées grâce à l'influence de M. de Bismarck,
on peut compter aussi celle concernant la route straté-
gique qui devait nous être assurée à travers le sandjak
de Sofia afin de permettre aux Casas de Harmanli,
d'Ihtiman et de Pazardjik de communiquer directement
avec ceux de Pristina et d'Uskub. Cette route, dont la
Commission de délimitation admit très volontiers l'op-
portunité^ nous fut refusée comme article de traité
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE II7
par le Congrès au dernier moment. {Protocole n^ 17).
L'attitude des plénipotentiaires russes fut toujours
très favorable aux Bulgares à l'égard desquels ils
avaient assumé le rôle de défenseurs officiels envers et
contre tous. Ainsi ils soutinrent avec persistance à ren-
contre des Serbes la conservation de Pirot et de Tru à
la principauté de Bulgarie ; ils ne voulurent abandonner
que le moins possible du sandjak de Sofia à la Turquie
et ils concentrèrent tous leurs efforts à amoindrir l'effi-
cacité stratégique de la possession des Balkans soit en
cherchant à déterminer d'avance les endroits de ces
montagnes que nous aurions le droit de fortifier , soit en
diminuant l'espace qui devait nous être concédé au delà
de la crête pour faciliter la défense.
Les protocoles établissent aussi suffisamment par quels
stratagèmes le comte Schouvaloff imagina de neutraliser
le passage de Chipka et de conférer à la principauté de
Bulgarie le droit de faire la guerre en demandant la
neutralisation d'une partie de la route traversant le
territoire serbe.
Pour la province de la Roumélie orientale^ les efforts
du comte Schouvaloff ne furent pas moins constants ;
c'est à grand' peine qu'il se désista de la prétention de
donner à cette province la désignation de Bulgarie du
sud ; plutôt que de se conformer sur ce point à la décision
du Congrès^ il faisait toujours usage^ en parlant de
Il8 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
cette province, du terme de nouvelle Turquie, terme
que la rédaction des protocoles avait soin d*éviter.
Si nous avons spécialement cité le comte Schouvaloff,
c^est que c'est ce diplomate qui dirigea presque exclusi-
vement les débats de la part des Russes aussi bien dans
Vajfaire bulgare que dans les autres questions. Le prince
Gortchakov ne prenait part aux séances du Congrès
qu'à de rares intervalles. La plupart du temps, il faisait
annoncer qu'il regrettait d'être retenu chez lui par
quelque indisposition. D'ailleurs, en dehors des civilités
personnelles dont il était l'objet de la part du prince de
Bismarck, nous ne saurions nous rappeler une seule
occasion où le chancelier allemand ait fait preuve, danj
ses paroles ou dans ses actes, d'une déférence politique
spéciale envers la personne du chancelier de Russie.
Celui-ci, cependant, en sa qualité de doyen des grands
diplomates européens, aurait été friand d'un peu
d'encens de la part de M. de Bismarck en présence des
membres du Congrès. M. de Bismarck le sentait bien et
l'on aurait dit qu'il s'étudiait à enlever toute illusion
et toute espérance à ce sujet à son collègue de Russie.
A la troisième séance du Congrès.^ le premier pléni-
potentiaire ottoman avait demandé la parole et, avant
que le président la lui eût donnée, le prince Gortchakov
la demanda à son tour. C'était pour la première fois
que le chancelier russe devait parler au Congrès. Le
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE II9
président fit remarquer au prince que le plénipotentiaire
ottoman avait la priorité dans ce cas. Le prince Gort-
chakoVy ayant persisté à vouloir parler le premier ^ allé-
gua divers motifs ; néanmoins le président tint bon de
son côté) et bien que le plénipotentiaire ottoman se fût
offert par courtoisie à céder son tour au prince^ ce que
d'ailleurs celui-ci n'accepta pas^ M. de Bismarck n^en
voulut pas moins que le plénipotentiaire ottoman parlât
le premier. Tout cela produisit une petite scène qui fut
fort remarquée et à la suite de laquelle le prince Gort-
chahov jeta avec emportement ses papiers et ses lunettes
qui allèrent tomber de Vautre côté de la table.
Du reste, dans ses entretiens avec les plénipoten-
tiaires ottomans, c'était toujours le comte Schouvaloff
que M. de Bismarck leur recommandait. « Vous pouvez
causer avec lui, leur disait-il, ce n'est pas un Ignatiew. »
Les révélations de M. Blowitz dans le Times orit
donné les motifs vrais de la froideur qui se fit remarquer
entre les deux chanceliers pendant le Congrès ; le prince
Gortchakov lui-même ne put dissimuler le froissement
qui était la conséquence de la différence de traitement
que M. de Bismarck mettait entre lui et le comte Schou-
valoff. Dans la septième séance, il fit entendre des pa-
roles qui, dépouillées de la forme diplomatique, cachaient
une critique directe des concessions que le comte Schou-
valoff avait faites au nom de la Russie. Par là, le vieux
120 RAPPORT ÇARATHEODORY PACHA
chancelier désignait le comte Schouvaloff à Vopinion
publique en Russie comme Vauteur principal des modi-
fications désavantageuses pour les Russes que le traité
de Berlin devait faire subir au traité de San-Stefano.
C'est peut-être aussi pour se ménager une réponse ou un
argument contre le reproche que le prince Gortchakov
laissa tomber de sa bouche qu'à une période plus avancée
du Congrès le comte Schouvaloff proposa la création
d'une Roumélie occidentale destinée à comprendre tous
les pays soi-disant bulgares de la Macédoine et de V Al-
banie qui y d'après le traité de San-Stefano^ devaient
faire partie de la grande Bulgarie et que le traité de
Berlin restituait sans phrase à la Turquie. Cette pro-
position n'avait aucune chance de succès. Elle fut re-
poussée à la presque unanimité et le comte Schouvaloff^
qui avait certainement prévu cet insuccès, ne s'y était ex-
posé que dans le but de faire voir à l'empereur et à
l'opinion publique russe que les trop grandes corwessions
dont son collègue le chancelier voulait lui attribuer la
responsabilité n'avaient pas été des fautes à reprocher
aux plénipotentiaires russes, mais bien des nécessités
politiques.
« La situation de la Russie est claire, disait-il un
jour au premier plénipotentiaire ottoman. Si l'on
s'obstine à ne pas comprendre même à Saint-Péters-
bourg, ce n'est pas ma faute. J'ai écrit à l'empereur :
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 121
(( Sire, à Berlin la Russie obtiendra quelques territoires
« en Asie et la Bessarabie ainsi qu'un septième dHn-
« fluence sur la Bulgarie ; qui veut aller au delà désire
« la guerre. )>
De fait, le comte Schouvaloff, en assumant le poids
de la discussion de Vajfaire bulgare, semblait n'avoir
mis en ligne de compte que l'opposition de V Angleterre.
Il avait compté sans l'opposition de l'Autriche et sans
l'obstination jalouse que les plénipotentiaires de cette
puissance devaient apporter dans le Congrès à restreindre
autant que possible l'influence russe en deçà du Danube
en général et en deçà des Balkans en particulier. C'est
du côté des plénipotentiaires autrichiens que sont ve-
nues les propositions les plus directement opposées aux
vues de la Russie, surtout en ce qui concerne la Roumélie
orientale. La Sublime-Porte leur est redevable en
grande partie de tout ce que ses propres plénipoten-
tiaires ont obtenu dans cette direction. Si la Roumélie
orientale est destinée à conserver encore le caractère
d'un vilayet ottoman et si son administration n'est pas
complètement assimilée à celle des colonies anglaises,
ce résultat sera dû aux Autrichiens. Moins démonstra-
tifs que d'autres, ils furent pourtant les principaux
agents de l'opposition que les projets du comte Schou-
valoff rencontrèrent au sein du Congrès et, si les évé-
nements qui ont suivi le Congrès ne modifient pas la
122 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
direction que V Autriche avait donnée à sa politique
pendant les réunions de Berlin^ il n^y a pas à douter
que c'est surtout entre les délégués d' Autriche- Hongrie
et de Russie que la lutte sera vive au sein de la Com-
mission internationale qui élaborera l'organisation de
la Roumélie orientale.
Les autres puissances gardèrent une attitude passive
dans le débat bulgare. Quant aux plénipotentiaires
ottomans^ après avoir compris qu'ils ne pouvaient faire
entendre leur voix sur les points principaux de la com-
binaison adoptée en principe par les grandes puissances,
ils durent se borner à proposer pour les détails les modi-
fications qu'ils étaient presque sûrs d'avance de voir
adoptées et qui ne pouvaient pas les exposer au danger
de voir modifier le traité de San-Stefano à leur désa-
vantage. Il est facile de constater l'utilité de leurs
efforts sous ce rapport en comparant le texte du traité
de San-Stefano et celui du traité de Berlin. Mais leur
position leur recommandait une extrême réserve que
ne comprendront pas facilement ceux qui se figurent que
le Congrès de Berlin était un congrès comme tous les
autres congrès, et cette réserve prudente les empêcha
d'engager la discussion sur deux points sur lesquels
pourtant ils auraient bien voulu insister dans l'intérêt
de la Turquie aussi bien que dans celui des autres puis-
sances. Ces deux points étaient l'hérédité de la dignité
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 123
du prince de Bulgarie et la définition des droits et de-
voirs de la vassalité.
Le traité de San-Stefano et avec lui le traité de
Berlin, sont rédigés de manière à laisser planer des
doutes sur le caractère successif ou électif du prince de
Bulgarie. Les clauses y relatives favorisent plutôt V in-
terprétation qui exclut rhérédité et c'est dans ce sens
qu'elles furent entendues par le Congrès. Mais ce sens
est-il bien le plus avantageux pour la Porte ? Il est
permis d'en douter. On allègue en faveur du principe
de la non-hérédité que l'élection du prince y source de
faiblesse pour la principauté, réserve à la Porte des
moyens d'influence et des occasions d'immixtion dans
ses affaires intérieures. On admettrait volontiers cet
argument si la Porte conservait quelque perspective
d'un regain d'autorité en Bulgarie, si l'élection d'un
prince n'était pas de nature à fournir à d'autres in-
fluences que celle de la Porte et supérieures à la sienne
des motifs d'immixtion dangereuse et pour la Bulgarie
et pour l'Empire ottoman, et si, en prévision d'envahis^
sements et de velléités d'incorporation futures de la
Russie, il ne convenait pas de chercher à donner à la
principauté de Bulgarie, du moment que sa création
n'a pu être évitée, le plus de consistance possible. L'in-
térêt dominant de la Porte ne peut être aujourd'hui que
de mettre des obstacles à un débordement de l'influence
124 RAPPORT CARATHEODORY PACHA
russe de ce côté et d'empêcher que la Bulgarie ne de-
vienne un instrument ou un foyer de tendances an-
nexionnistes avec les autres principautés et populations
slaves de la péninsule. Or, Vérection d'une principauté
héréditaire garantit ces deux intérêts majeurs d'une
manière bien plus complète qu'une principauté élective.
A chaque élection on peut risquer de voir les suffrages
populaires se porter, sous l'influence d'idées hostiles à
la Turquie, sur un prince voisin ou sur un candidat
russe ou panslaviste, un militaire, un agitateur, un
homme enfin qui ne tenant pas à former souche de
dynastie n'aurait à prendre conseil que de ses passions,
de ses convictions personnelles ou de ses engagements
antérieurs ; tandis qu'une famille princier e héréditaire,
qui identifierait son sort avec celui de la principauté,
aurait infiniment plus d'intérêt à écarter ces influences
extérieures et serait portée à obéir à des idées conserva-
trices. Elle donnerait, il est vrai, à la Bulgarie plus
de consistance, mais en même temps elle fournirait à
la Porte plus de sécurité contre les tentatives dont la
Bulgarie pourrait être le théâtre et qui constituent le
véritable danger dans l'avenir. Aussi, la majorité des
plénipotentiaires ottomans penchait-elle pour cette der-
nière combinaison. Dans une conversation académique
qu'ils eurent avec le marquis de Salisbury, ils expo-
sèrent les arguments pour et contre et lord Salisbury et
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 12$
M. Odo Russel se montrèrent disposés à accepter et à
soutenir Vhérédité de la dignité princière comme la
moins nuisible à la Porte.
Malheureusement les plénipotentiaires ottomans
croyaient savoir que les traditions de la Sublime-Porte
étaient dans un sens inverse ; le Cabinet ottoman ne
s'était décidé à accorder Vhérédité en Valachie et en
Serbie qu'à son corps défendant ; pour faire revenir
la Porte sur cette tradition, il aurait fallu avoir le
temps de s'expliquer avec Constantinople et le temps
manquait ; de plus, les Russes déclarèrent que c'était
à la demande de la Porte qu'à San-Stefano on n'avait
pas tranché la question en faveur de l'hérédité ; ce pou-
vait être là une déclaration peu sincère de la part des
Russes, mais dans l'incertitude de la décision à laquelle
on se serait arrêté à Constantinople, il parut plus pru-
dent aux plénipotentiaires ottomans de ne pas soulever
la question et de ne pas s'engager dans une voie dans
laquelle ils n'étaient pas sûrs d'avance de rencontrer
l'approbation de leur gouvernement. Ils préférèrent s'en
tenir à une rédaction qui réservât à la Porte les deux
alternatives également.
La clause de la vassalité de la principauté bulgare
constituait aussi, comme nous l'avons dit, pour les
plénipotentiaires ottomans une préoccupation sérieuse.
Le terme de vassalité n'éveille aujourd'hui aucune idée
126 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
claire. Appliqué aux relations que la Sublime-Porte et
le sultan entretenaient avec la principauté le Moldo-
Valachie et de Serbie, il n^a servi qu'à créer des em-
barras et des logomachies interminables. Les princes et
rois d'Allemagne ne sont pas les vassaux de Vempe-
reur. Ils sont censés être indépendants et tenir leur di-
gnité par la grâce de Dieu. Cependant liés à V empe-
reur par des obligations bien définies et telles que notre
époque les comprend et les admet, ils contribuent
bien plus au maintien de la force et de V unité de V em-
pire que s'ils se déclaraient ses vassaux très fidèles et
très féaux. C'est par un système de relations analogues
que les plénipotentiaires ottomans auraient voulu voir
remplacer le terme vague et obscur de vassalité auquel
ils ne tenaient nullement. Pour en arriver là cependant
et surmonter tout d'abord la répugnance invincible
que M. de Bismarck témoignait à l' introduction de
toute question qui aurait pu prolonger la discussion
du Congrès, l'appui de l'Autriche devenait indispen-
sable. Ils sondèrent en conséquence leurs collègues
d'Autriche- Hongrie, mais les réponses qu'ils reçurent
leur firent comprendre que cette puissance avait déjà
sur ses relations futures avec la principauté de Bul-
garie des vues trop nettement arrêtées pour admettre
que la Porte prît les devants dans la voie qn'elle se
croyait destinée à exploiter toute seule ou dans
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 127
laquelle elle ne s* attendait à trouver d'autre concur-
rent que la Russie. Les plénipotentiaires ottomans
durent ainsi renoncer à toute démarche dans ce sens.
Uavenir^ se dirent-ils, réservera à la Porte, si elle
veut remuer cette question, des occasions bien plus
favorables pour elle que le Congrès de Berlin.
Nous terminons ici nos observations en ce qui
concerne la Bulgarie. Dans V aperçu général qui clôt
ce travail nous tâcherons d^assigner aux décisions
du Congrès pour cette principauté et la Roumélie
orientale la place qui leur revient dans le mécanisme
général du traité de San-Stefano. Seulement il est
bon de faire remarquer qu^en somme la solution à
laquelle on s^est arrêté à Berlin fait à la Porte par
rapport à la Bulgarie une situation incomparablement
meilleure que celle du traité de San-Stefano. Au lieu
dune grande principauté bulgare comprenant les trois
quarts de la Turquie d'Europe, coupant Vempire en
deux, s^étendant depuis les portes de Constantinople
jusqu'en Bosnie, enlevant à la Turquie presque tout
son littoral sur la mer Noire aussi bien que sur la mer
Egée ; au lieu d'une Bulgarie qui laissait le peu qui
restait de la Turquie d'Europe sans frontières natu-
relles, sans défense possible, sans communication pos-
sible, à la merci des Bulgares appelés pour ainsi dire à \
s'emparer à très bref délai de la capitale elle-même etÈ
128 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
des détroits^ il rCy a plus qu^une Bulgarie restreinte au
nord des Balkans ; V empire reprend une ligne de dé-
fense naturelle, une grande partie de son littoral sur la
mer Noire et toutes les côtes de la mer Egée ; il rentre
en possession directe de toute la Macédoine, c^est-à-dire
de la partie qui constitue géographiquement et admi-
nistrativement le cœur de la Turquie d^Europe ; il ré-
tablit l'unité de son territoire et il regagne toute la
province de la Roumélie orientale dans des conditions qui
ne permettent pas de dire que cette province est placée
sous la domination absolue du sultan, mais qui, après
tout, n'empêchent nullement que l'autorité du souve-
rain ne s'y rétablisse d'une manière réelle et solide.
IV
BOSNIE ET HERZÉGOVINE
Aussitôt après la clôture des délibérations relatives
à la principauté de Bulgarie et à la province de la
Roumélie orientale, le président, prenant la parole à
la fin de la séance du 26 juin, la septième du Congrès,
déclara qu'il ne restait plus à régler que les questions
concernant les remaniements territoriaux pour la
Bosnie et les principautés, les indépendances de ces
mêmes principautés, les ajfaires grecques et le Danube.
Le règlement de ces questions ne lui paraissant pas
devoir présenter de difficultés, il exprima V espoir de
voir le Congrès arriver au terme de ses travaux dans
une ou deux séances au plus. Telles ont été les paroles
du président, qui, dans le protocole imprimé, se trouvent
sensiblement modifiées. Le protocole porte, en outre,
Bareilles 9
130 RAPPORT CARAlHéODORY PACHA
que r ordre du jour de la séance prochaine (la huitième)
est ainsi fixé : Bosnie, Monténégro, Serbie et Rou-
manie. Cependant cet ordre du jour ne fut fixé que
plus tard, car on verra par les détails qui vont suivre
que les plénipotentiaires ottomans faisaient tous leurs
efforts pour empêcher que V affaire de la Bosnie ne fût
encore portée au Congrès, et, qu^en réalité, ce ne fut
que quelques minutes avant Vouverture de la huitième
séance que le président décida qu^on aborderait ce
jour-là même la question de Bosnie.
Voyons d'abord ce qui s'était passé relativement à
cette question depuis l'arrivée des plénipotentiaires otto-
mans à Berlin. Il est bon de noter que l'origine de cette
question dans la forme sous laquelle elle fut présentée
au Congrès remonterait, s'il faut en croire certains
récits, à l'entrevue des empereurs à Reichstadt, en
juin 1876. Du moins, c'est ce qui a été affirmé sous
serment par M. Cogalniceano. Ce dernier a déclaré
avoir eu entre les mains copie de deux documents écrits
au crayon, l'un par le prince Gortchakov, l'autre par
le comte Andrassy et échangés entre eux à Reichstadt.
Ces deux écrits, qui étaient formulés comme de simples
séries d'idées, admettaient, dans l'hypothèse d'une
guerre turco-russe, la rétrocession de la Bessarabie à
la Russie et l'extension de l'Autriche en Bosnie-Herzé-
govine. Plusieurs énonciations de lord Salisbury pen-
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE I3I
dant les discussions officielles et privées donnent lieu
de croire que V Angleterre, de son côté, s^était familia-
risée avec cette idée à V époque des conférences de Cons-
tantinople. Après le traité de San-Stefano, le général
Ignatiew, lors de son voyage à Vienne, avait sollicité
par écrit le gouvernement autrichien de s^annexer ces
provinces à condition qu'il ne s'opposerait pas à la
mise à exécution des autres clauses de ce traité et à la
formation de la grande Bulgarie, et Von sait que pen-
dant les négociations qui ont préparé et précédé le
Congrès, le comte Zichy fit auprès de la Sublime- Porte
différentes démarches, d'abord pour demander la ces-
sion pure et simple de la Bosnie et ensuite pour combiner
le mode d'occupation de ces. provinces par les armées
austro-hongroises. Cette dernière combinaison prit une
forme concrète sous les grands -vizir ats de Sadrek pacha
et de Mehmed Ruchdi pacha ; on convint de la note
qui serait adressée à cet effet par la Porte au Cabinet de
Vienne et l'on élabora même un projet de convention,
lequel, agréé par le comte Zichy (sauf une légère modi-
fication) ,fut abandonné par l'Autriche aux approches
du Congrès. Dans l'entrevue que les plénipotentiaires
ottomans eurent avec les plénipotentiaires austro-hon-
grois le jour même de la signature du traité de Berlin
et qui aboutit, ainsi qu'on le verra ci-après, à une
déclaration écrite très importante de la part de ces
132 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
derniers, M. de Haymerlé demandait que le gouverne-
ment ottoman s^engageât au moins à tenir cette décla-
ration secrète, comme cela, disait-il, avait été convenu
pour un autre document (relatif à la même question)
entre V Autriche et un autre gouvernement. Ces paroles
de M. de Haymerlé, combinées avec Vindijférence que
le comte Zichy a montrée la veille du Congrès pour la
conclusion avec la Sublime-Porte de la convention mi-
litaire dont il avait été d'abord un si chaud partisan,
donnent la conviction que, pendant que V Autriche pour-
suivait à Constantinople des négociations pour une
convention militaire, elle s'entendait d'un autre côté
avec certaines puissances pour donner une forme plus
définitive à son entrée en Bosnie. Dans le cas où cette
entente européenne n'aurait pas abouti, l'Autriche se
réservait de signer la convention militaire proposée par
la Porte ; mais un peu avant le Congrès l'Autriche
ayant réussi à assurer, par un acte secret passé avec
quelque autre puissance, la cession ou l'occupation de
la Bosnie et de l'Herzégovine, elle aura cru inutile de
poursuivre l'entente qu'elle avait la première demandée
à la Porte et qui lui accordait des avantages bien plus
restreints. C'étaient là les précédents immédiats de la
question. Quant aux projets que l'Autriche-Hongrie
et particulièrement le comte Andrassy entretenaient
sur ces deux provinces depuis bien des années, il
RAPPORT SECRET A LA S. - P O R T E 133
serait trop long d'entreprendre de lés exposer ici.
En rendant compte de la situation que les plénipo-
tentiaires ottomans trouvèrent à leur arrivée à Berlin^
nous avons dit combien les plénipotentiaires anglais et
le comte Andrassy avaient été catégoriques pour tout
ce qui concernait la Bosnie et V Herzégovine. Dès le
15 juiny c'est-à-dire avant même qu'ils eussent encore
assisté à aucune séance du Congrès, les plénipotentiaires
ottomans eurent soin de télégraphier à la Sublime-Porte
comment la question de Bosnie était déjà résolue dans
Vesprit des plénipotentiaires anglais et autrichiens. Ils
savaient qu'il n'y avait pas à compter sur la France et
sur l'Italie, que l'Allemagne approuvait tous les projets
de l'Autriche et que la Russie n'y ferait pas d'opposi-
tion, et ils sollicitaient d'urgence les instructions du
gouvernement impérial. En attendant ces instructions,
la seconde séance du Congrès ayant mis les plénipo-
tentiaires ottomans plus à même de juger les tendances
générales des puissances participantes, ils crurent qu'il
n'y avait pas de temps à perdre et, le 1% juin, ils sou-
mettaient au gouvernement impérial un projet d'arran-
gement avec l'Autriche. Prévoyant que rien ne pour-
rait détourner le danger de l'occupation autrichienne et
que le Cabinet de Vienne passerait outre avec ou sans le
consentement de la Porte, ils pensèrent que ce qu'il y
avait de mieux, c'était de chercher à devancer les
134 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
décisions du Congrès et de tâcher de tirer le meilleur
parti possible du sacrifice qui sHmposait à la Turquie.
A cet ejfet et prenant pour base Vidée d'une alliance
offensive et défensive avec V Autriche pour la RouméliCy
ils formulaient le programme suivant :
« Permettre aux Autrichiens qu'on leur laissera
occuper quelques-uns des districts situés sur la frontière
dalmate de manière que la moitié au moins de la Bosnie
nous reste, pourvu que, en revanche, V Autriche s'en-
gage par traité :
(( 1^ A ce que le Monténégro n'obtienne rien du
côté de r Albanie, ni de la Serbie ;
« 2° Que les cessions à faire à la Serbie soient dimi-
nuées considérablement de manière que nos communi-
cations avec nos possessions en Bosnie soient complète-
ment assurées ;
«30 Que la partie restante de la Turquie d'Europe
et des îles forme un tout compact directement et abso-
lument soumis à l'autorité de la Porte sans complica-
tions d'autonomie et administré d'après le système uni-
forme de la loi des vilayets. »
Les plénipotentiaires ottomans imploraient le minis-
tère de vouloir bien leur faire parvenir ses instructions
au plus tôt, la question de l'occupation étant de celles
dont le Congrès pourrait être saisi d'un moment à
l'autre. Le lendemain, ils reçurent un télégramme par
RAPPORT SECRET A LA S. - P O R T E. I35
lequel la Porte les informait que Vambassadeur d'Au-
triche-Hongrie à Constantinople priait le grand vizir
d'inviter les plénipotentiaires ottomans à ne pas com-
battre au sein du Congrès la proposition d'occupation
que r Autriche-Hongrie allait présenter d'accord avec
l'Angleterre et l'Allemagne. Le grand vizir annonçait
en même temps que le Conseil des ministres s'occupait
de cette question. Le 20, ils reçurent la réponse de la
Sublime-Porte au projet de cession d'une partie de la
Bosnie et de l'Herzégovine contenu dans leur télé-
gramme du i^. Voici les termes mêmes de la proposition
qu'ils étaient chargés de faire au comte Andrassy.
« Promettre aux Autrichiens que nous leur laisse-
rons occuper quelques-uns des districts de l'Herzégo-
vine situés sur la frontière dalmate de manière que la
province de Bosnie nous reste tout entière.
« // est bien entendu qu'il faut commencer par céder
une petite partie de l'Herzégovine^ et si vous rencontrez
des prétentions plus élevées vous augmenterez les ces-
sions toujours du côté de l'Herzégovine.
(( En revanche, l'Autriche s'engagera de son côté par
traité : 1° à ce que le Monténégro n'obtienne rien du
côté de l'Albanie, ni de la Serbie ; 2^ que les cessions
à faire à la Serbie soient diminuées considérablement
de manière que nos communications avec nos posses-
sions en Bosnie soient complètement assurées ; 2^ çwe
136 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
la partie restante de la Turquie (^Europe et des îles
forme un tout compact directement et absolument sou-
mis à Vautorité de la Sublime-Porte sans complica-
tions d'autonomie et administré d'après le système uni-
forme de la loi des vilayets. »
Aussitôt en possession de cette autorisation les pléni-
potentiaires ottomans s'abouchèrent avec le comte An-
drassy. Celui-ci semblait promettre à ce moment qu'il
ferait beaucoup pour Varna. Prenant pour prétexte des
nouvelles répandues par quelques journaux, il nous con-
seillait même de ne pas nous presser pour l'évacuation
de cette place. Ya vache! yavache ! nous disait-il ; il
nous laissait entrevoir beaucoup de perspectives pour
l'arrangement favorable de nos affaires en général;
mais à la fin il repoussa toute entente qui aurait pour
base une cession partielle de la Bosnie et de l'Herzégo-
vinCy puisque son intention était, comme il nous l'ex-
pliqua clairement alors, d'occuper aussi le sandjak de
Novi-Bazar, afin de mettre une barrière infranchis-
sable, un coin de fer entre la Serbie et le Monténégro.
Nous allâmes jusqu'à lui proposer toute l'Herzégovine
et nous augmentâmes successivement nos offres pour la
Bosnie sans obtenir toutefois aucun résultat. Plus tard,
le comte Carolyi, second plénipotentiaire d'Autriche-
Hongrie, nous avoua que nos offres furent repoussées
par la raison que, dès l'origine, l'Allemagne et l'Angle-
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE I37
terre avaient promis à V Autriche-Hongrie Voccupation
et V administration de toute la Bosnie et de toute VHer-
zégovine, ainsi que Voccupation du sandjak de Novi-
Bazar. Quant à la sincérité des perspectives d^ appui
pour Varna que le comte Andrassy faisait miroiter y on
peut en juger par ce fait que la promesse nous en était
faite le 21 et que dans la séance du lendemain la pro-
position Salisbury pour la formation de la Roumélie
orientale en donnant Varna aux Bulgares mettait fin à
toutes nos espérances. U Autriche , qui devait savoir le
fond des choses et qui, dans tous les cas, nous assurait
que nous aurions sa voix pour Varna (voix que nous
n'avons pas eue), ne nous maintenait donc dans ces
illusions que dans le but de prévenir une opposition trop
déclarée de notre part.
De fait, pendant qu'au télégramme expédié au grand
vizir pour l'informer de Vinsuccès de notre démarche
nous recevions pour réponse que la Porte nous enver-
rait de nouvelles instructions (télégramme du minis-
tère du 23 juin), le comte Andrassy nous faisait dire
et prier de ne pas soulever d'objections à la proposition
d'occupation dont le Congrès allait être saisi d'un mo-
ment à l'autre. Toute opposition de notre part devant
porter un coup fatal aux intérêts de la Porte, il nous
engageait à nous borner à nous en remettre à la décision
du Congrès ; sinon il appelait notre attention très se-
138 RAPPORT CARATHhODORY PACHA
rieuse sur Vimmense responsabilité que nous ne man-
querions pas d'assumer.
Dans la séance du 26 juin, le Congrès avait terminé
la discussion relative à la Bulgarie et le même jour le
ministère Impérial télégraphiait aux plénipotentiaires
ottomans que depuis deux jours le Conseil délibérait sur
les instructions à leur donner sans pouvoir arriver à
aucune conclusion. Le télégramme ajoutait qu'il répu-
gnait au sultan de sanctionner dans l'état où. les esprits
se trouvaient l'occupation de ces provinces par les
troupes austro-hongroises, que le grand vizir partageait
entièrement les sentiments de Sa Majesté à cet égard et
que cependant la Sublime-Porte était allée encore plus
loin que ses plénipotentiaires à Berlin en proposant à
l'ambassadeur d'Autriche-Hongrie de laisser occuper
toute la Bosnie et de céder définitivement toute l'Her-
zégovine à condition que V Autriche-Hongrie, de son
côté, s'engagerait à défendre l'intégrité du territoire
ottoman en Europe (tel qu'il serait défini par le traité
de Berlin) et à évacuer la Bosnie dans un délai déter-
miné. L'ambassadeur d'Autriche-Hongrie ayant re-
poussé ces propositions, la Sublime-Porte annonçait à
ses plénipotentiaires qu'on leur ferait incessamment
parvenir les instructions nécessaires.
Un télégramme dont le contenu ne différait guère de
celui qui précède, expédié de Constantinople dans la
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 139
nuit du 26, parvenait aux plénipotentiaires dans la
journée du 27. On letir annonçait la réunion d'un con-
seil extraordinaire pour le lendemain et on leur pres-
crivait de conjurer le comte Andrassy^ au nom de la
Sublime- Porte, de différer jusqu'à samedi, 29 juin, la
mise au Congrès de cette question qu'on espérait arran-
ger entre les deux gouvernements. Les plénipotentiaires
ottomans s'empressèrent de conjurer le comte de différer
la discussion bosniaque et celui-ci, qui n'avait aucun
intérêt à informer exactement les plénipotentiaires otto-
mans de la marche qu'il comptait suivre, leur laissait
espérer qu'il accéderait à leur désir sans toutefois rien
promettre positivement.
D'un autre côté, il employa toute la journée du 2y à
faire peser sur les plénipotentiaires ottomans de tout
leur poids les plénipotentiaires anglais. Lords Beacàns-
field et Salisbury leur déclarèrent itérativement et pé-
remptoirement qu'en s'opposant à l'occupation austro-
hongroise ils mettaient l'Autriche, non seulement dans
le camp des mécontents, mais qu'ils forceraient aussi
l'Angleterre à abandonner la cause de la Turquie.
Lord Beaconsfield, notamment, leur déclarait que toute
la politique anglaise dans le Congrès serait complète-
ment bouleversée par l'opposition des plénipotentiaires
ottomans et qu*en sa qualité d^ancien ami et défenseur
déclaré du gouvernement ottoman, il les conjurait de
140 RAPPORT CARATHEODORY PACHA
s'en remettre au Congrès et de lui permettre de forcer
la main à la Turquie sur ce point qui devait décider de
son salut en Europe.
Quelques tentatives furent faites dans la soirée par
les plénipotentiaires ottomans auprès de ceux d'Italie ;
mais elles ne donnèrent aucun résultat appréciable.
Qu'on juge par cela de la perplexité dans laquelle de-
vaient se trouver les plénipotentiaires ottomans lorsque
le lendemain, 28 juin, s'étant réunis en conseil à midi
pour se concerter sur la séance qui avait été annoncée
pour deux heures et demie, ils constatèrent qu'ils étaient
sans instructions, en hutte aux obsessions et aux menaces
de l'Angleterre et de l'Autriche avec la perspective
d'avoir l'Allemagne contre eux et les autres puissances
indifférentes. Pour bien apprécier leur situation, il ne
faudrait pas oublier qu'en ce moment toutes les ques-
tions, à l'exception de celle de la Bulgarie, étaient en-
core ouvertes et que pour la Bulgarie elle-même aucune
rédaction n'était encore convenue, de sorte que le
moindre faux pas de leur part aurait pu, non seulement
déchaîner sur la Turquie quelque décision ab irato du
Congrès au sujet de la question bosniaque ou de toute
autre, mais aussi leur attirer la désapprobation de leur
propre gouvernement dont les dépêches indiquaient suf-
fisamment les hésitations légitimes.
A une heure de l'après-midi, le premier plénipoten-
RAPPORT SECRLT A LA S. -PORTE I4I
tiaire quitta ses collègues pour se rendre à la Commis-
sion de la rédaction et c^est là que ceux-ci vinrent le
trouver quelques minutes seulement avant la séance du
Congrès pour lui communiquer deux télégrammes
du ministère^ expédiés de Constantinople, Vun à
10 heures 50 et Vautre À ii heures 50 du même jour ^
et qui, grâce à la différence d'heure entre les deux ca-
pitales, avaient eu le temps de leur parvenir avant
deux heures. Vun de ces télégrammes portait pour
instructions de combattre la proposition de l'occu-
pation de la Bosnie si le comte Andrassy persistait
à la soumettre au Congrès et indiquait la ligne d'ar-
gumentation qui devait être suivie dans cette hypo-
thèse ; Vautre leur prescrivait de s'ouvrir en particu-
lier à lord Salisbury et de lui annoncer Vopposition
de la Porte.
« Que Sa Seigneurie, disait le télégramme, prenne
en considération notre situation. Nous ne savons pas
si les habitants musulmans de la Bosnie sont disposés à
recevoir les troupes autrichiennes et s'il n'y aurait pas
quelques désordres et même du sang versé inutilement. »
Immédiatement, les plénipotentiaires ottomans abor-
dèrent lords Salisbury et Beaconsfield pour leur com-
muniquer les instructions qu'ils venaient de recevoir et
les supplièrent d'user de leur influence pour faire re-
mettre le débat au moins d'un ou de deux jours pendant
142 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
lesquels on aurait le temps de s'entendre. Les plénipo-
tentiaires anglais les écoutèrent avec une attention dis-
traite ; pour toute réponse Beaconsfield leur déclara
sèchement que la décision du Conseil était celle d'une
réunion fort peu sage, pour ne rien dire de plus. Quant
à lord Salisbury, il haussa les épaules et leur dit :
« Moi, je ne ferai rien ; vous, vous pouvez tout faire
parce que je sais que vous ne pourrez rien faire. La
politique de votre gouvernement consiste à méconnaître
ses intérêts les plus évidents. » Après quoi il se retira.
Les plénipotentiaires ottomans abordèrent . alors le
comte Andrassy et le conjurèrent de consentir à un
sursis parce qu'ils allaient se trouver en divergence
ouverte. Le comte s'approcha du prince de Bismarck
avec lequel il échangea quelques mots et revint aux
plénipotentiaires ottomans pour leur dire que l'ordre
du jour jixé par le président portait en tête la Bosnie et
l'Herzégovine, qu'il n'y avait plus moyen d'y rien
changer, mais que ^ s'ils voulaient remettre leur réponse
à un autre jour, ce serait tout à leur avantage. Il les
engagea aussi très instamment à déclarer qu'ils n'avaient
pas eu le temps d'étudier leurs instructions. Les pléni-
potentiaires ottomans ayant repoussé, comme c'était
naturel, ces deux propositions, on entra immédiatement
en séance.
En parcourant le protocole w» ^ de la séance du
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE I43
28 juin on pourra juger si les plénipotentiaires ottomans
qui n^ avaient pas ew, ne fût-ce que quelques heures^ pour
se préparer et coordonner leurs idées, assaillis de tous
côtés par de nombreux et puissants adversaires, surent
remplir dans cette circonstance le devoir difficile qui
leur incombait de défendre de leur mieux les intérêts
du gouvernement impérial sans froisser aucune puis-
sance et sans amener de nouvelles aggravations dans
une situation tendue. Le protocole officiel constate que
les discours de lord Salisbury et de M. de Bismarck
étaient écrits ; de sorte que le discours également écrit du
comte Andrassy exposant les maux dont V Autriche
était affligée depuis quelque temps par suite des dé-
sordres de la Bosnie et de V Herzégovine et faisant appel
au jugement de V Europe pour le remède à y appliquer,
la proposition Salisbury opinant sans hésiter pour Poe-
cupation et P administration austro-hongroise et Vopi-
nion approbative du prince de Bismarck ; de sorte que
tout cela, disons-nous, était des parties distribuées
d^ avance pour la séance du 2S.
A ceux qui lui demandaient pourquoi il avait assumé
le rôle d'initiateur de Voccupation autrichienne, lord
Salisbury répondait que comme la proposition en de-
vait être immanquablement formulée, il avait pensé qu'il
serait plus avantageux qu'elle fût faite par l'Angleterre
que par l'Allemagne. Excuse bien peu plausible en
144 RAPPORT CARATHEODORY PACHA
vérité à moins de supposer chez V Angleterre la convie-
tion que le mal était réellement irrémédiable, .
Le seul qui s^avisa non d'appuyer les plénipoten-
tiaires ottomans, mais simplement de faire entendre une
voix qui ne fût point tout à fait à l'unisson avec celle
du président, ce fut le comte Corti. Il demanda au
comte Andrassy à quel point de vue son gouvernement
y se plaçait relativement à V occupation. La demande était
formulée dans des termes assez vagues. Cependant,
aussitôt que le comte Corti eut prononcé ces paroles, le
comte Andrassy se tourna d'abord du côté du prince
de Bismarck et puis regardant le comte Corti dans les
yeux : — (( Monsieur le plénipotentiaire d'Italie, dit-il,
l'Autriche en occupant la Bosnie et l'Herzégovine se
place au point de vue européen. Je n'ai rien à ajouter. »
Cette réponse produisit sur le comte Corti un effet ex-
traordinaire. Non seulement il ne répliqua rien dans
le moment même, mais plus tard aussi il n'ouvrit plus
la bouche, ni lui, ni son collègue, l'ambassadeur d'Italie,
le comte de Launay, et lorsque dans la suite les plénipo-
tentiaires ottomans les supplièrent de proposer que l'oc-
cupation n^eût qu'un caractère provisoire, le comte Corti
s'y refusa en disant qu'il n'y pouvait rien et qu'il avait
été averti que son immixtion serait considérée comme
un casus belli. Le correspondant parisien du journal
viennois y la Freie Presse {N^ du i^i août), dans l'apo-
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE I45
logie qu'il a faite de la politique de M. Waddington et
dont les éléments ont dû lui être fournis au jninistère des
Affaires étrangères à Paris, a retracé assez fidèlement
la scène que nous venons de décrire et la mortification
qu'elle causa au comte Corti.
Au sujet de Voccupation du sandjak de Novi-Bazar,
le comte Schouvaloff se déclara sans instructions et
demanda un délai de 24 heures. « Je ne puis qu'accorder
le délai demandé, répondit le président ; mais voilà
bientôt dix mois (au moment même le premier plénipo-
tentiaire ottoman crut avoir entendu dix ou deux ans)
que vous discutez ce point avec les Autrichiens et vous
n'êtes pas encore parvenus à vous mettre d'accord.
Serez-vous plus heureux dans ces 24 heures qui vont
suivre ?»
Le fait est que l'entente se fit immédiatement après
et que le comte Schouvaloff s'empressa de la porter à
la Commission du Congrès, mais l'observation du prince,
qui a été omise dans le protocole officiel, n'en prouve
pas moins que l'affaire de la Bosnie et du sandjak de
Novi-Bazar faisait depuis longtemps déjà un objet de
négociations entre la Russie et l'Autriche et, si l'on était
certain d'avoir entendu dire au prince de Bismarck que
l'occupation de Novi-Bazar était discutée entre ces
deux gouvernements depuis deux ans, la coïncidence de
cette date avec celle de l'entrevue de Reichstadt donne-
liAHEILI.ES 10
146 RAPPORT CARATHÉODQRY PACHA
rait une singulière confirmation aux paroles de M. Co-
galniceano.
Pour ce qui est de V argumentation des plénipoten-
tiaires ottomans^ conforme en tout aux instructions de
la Sublime-Porte, on pourrait dire peut-être qu'ils
n'ont pas assez appuyé sur les luttes et les conflits san-
glants que Vintervention des troupes austro-hongroises
devait, comme cela était facile à prévoir, amener avec
les populations musulmanes de ces pays. Cette critique
trouve facilement sa réponse. D'abord, les paroles dont
le plénipotentiaire ottoman s'est servi à la fin de son
disccrurs pour signaler ce danger étaient bien plus expli-
cites et bien plus catégoriques que celles qui se trouvent
aujourd'hui dans le protocole et qui appellent seulement
l'attention du Congrès sur les conséquences très graves
qu'une telle mesure pourrait avoir. Siy dans le protocole
imprimé, les plénipotentiaires ottomans ont cru devoir
adoucir et résumer en peu de mots ce qu'ils avaient dit
sur ce point, c'est qu'après les représentations qu ils
avaient faites en particulier aux plénipotentiaires anglais
et autrichiens à ce sujet, ils avaient cru désavantageux,
vti les circonstances dans lesquelles on se trouvait alors,
de mettre trop en relief un argument de cette nature.
Les adversaires de la Turquie n' auraient pas manqué de
dénaturer le sens et la portée de leurs paroles, d'y cher-
cher un aveu de l'incompatiUlité de la coexistence des
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE I47
deux éléments chrétien et musulman sur un pied d'éga-
lité y une menace enfin adressée à toute V Europe au
nom de sentiments qu'on aurait taxés de fanatisme.
Ce qui s'était passé pour la Bulgarie et la Roumélie
orientale indiquait clairement que, dans la pensée du
Congrès, les convenances ethnologiques et religieuses
devaient être absolument subordonnées aux intérêts
européens. Du moment qu^on replaçait sous V autorité
du sultan un si grand nombre de chrétiens^ on ne trou-
vait pas logique tout argument qui tendrait à représenter
comme impossible et inadmissible la soumission de po-
pulations musulmanes à un gouvernement chrétien.
C'est pour éviter de donner contre cet écueil que les plé-
nipotentiaires ottomans tenaient surtout à ne se servir
principalement que d' arguments tirés du droit des gens
et des règles de justice et d'équité dont le bien-fondé ne
pouvait être récusé par le Congrès lui-même.
Le résultat de la séance du 28 fut que le président
déclara le protocole ouvert pour recevoir l'opinion défi-
nitive du gouvernement ottoman. Dans le cas où. cette
opinion serait contraire au sentiment de l'Europe, le
prince réservait aux puissances la faculté é?' aviser en
dehors de la Porte à leurs propres intérêts. Les pléni-
potentiaires ottomans se retirèrent de la séance avec la
conscience d'avoir fait pleinement leur devoir et s'em-
pressèrent de télégraphier le soir même à la Porte
14-8 RAPPORT CARATHÉOOORY PACHA
in extenso tout ce qui venait de s'y passer d'après les
notes qu'ils avaient prises. En comparant leur télé-
gramme avec le protocole officiel., on peut s'assurer à
quel point ils avaient fidèlement reproduit la discussion
si importante de la journée.
Immédiatement après la séance, les plénipotentiaires
ottomans furent fortement attaqués par leurs collègues
d'Autriche et d'' Angleterre pour leur opposition de la
Bosnie et de V Herzégovine. Lord Beaconsfield ne se
contentait plus de conseiller. Il menaçait ouvertement.
Il accusait les plénipotentiaires ottomans, ce qui était
plus grave, de contrecarrer les projets de V Angleterre,
de la placer dans une position telle qu'elle ne pourrait
plus défendre la Turquie., ni contre les principautés^ ni
contre la Grèce ; il excusait la Porte jusqu'à un certain
point de méconnaître ses intérêts et de ne prendre conseil
que des passions des Softas, parce que, disait-il, elle ne
pouvait se faire une idée exacte de ce qui se passait à
Berlin, mais il était sans pitié pour ses plénipotentiaires
qui eux étaient à même de mieux apprécier la gravité
des circonstances. Les messages confidentiels de lord
Beaconsfield au premier plénipotentiaire ottoman deve-
naient de plus en plus pressants et, le soir même de la
séance du 28, ayant su que Parnis Effendi était chez
son secrétaire, il le fit mander près de lui et lui exprima
son opinion dans des termes tellement vifs que les plé-
I
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE I49
nipotentiaires ottomans ne crurent pouvoir mieux faire ^
pour donner à leur gouvernement une idée de ce qui se
passait^ que de mettre par écrit séance tenante la rela-
tion de Parnis Efjendi qu'ils s'empressèrent de télégraphier
au ministère Impérial. Lorsque Parnis Ejfendi demanda
à lord Beaconsfield s'il pouvait assurer que l'occupation
des Autrichiens ne serait que provisoire^ Sa Seigneurie
répéta, ce qu'elle avait déjà dit bien des fois au premier
plénipotentiaire ottoman, qu'il n'y avait lieu de parler
pour le moment ni de provisoire ni de définitif, qu'il se-
rait imprudent de soulever une pareille question et qu'en
laissant l'Autriche occuper la Bosnie et l'Herzégovine
on se réservait la chance de toucher à la question du
fond plus tard, lorsque les circonstances plus favorables
mettraient la Turquie à même de demander sur ce point
à l'Autriche une explication catégorique.
Mais il n'y avait pas seulement que les menaces de
lord Beaconsfield. Les plénipotentiaires ottomans avaient
appris, dès le lendemain de la séance, que M. de Bis-
marck engageait déjà l'Autriche à entrer en Bosnie
sans attendre l'assentiment de la Sublime-Porte. L'Au-
triche hésitait à suivre le conseil du prince bien que
V Angleterre ait partagé aussi, quelques jours après, cet
avis, ainsi que cela a été affirmé au premier plénipoten-
tiaire ottoman sans que cependant il puisse garantir
l'exactitude de cette version.
150 RAPPORT CARATHiODORY PACHA
De pîuSy r Autriche, à ce moment, n^était pas encore
prête pour entreprendre cette campagne à laquelle V Eu-
rope encourageait de tout son mieux. Cependant ses
préparatifs militaires pouvaient être terminés d'un jour
à Vautre, et les paroles graves du prince de Bismarck,
l'influence de ses conseils, les mots : les puissances avi-
seront à leurs propres intérêts, qu'il avait prononcés
en plein Congrès, le procès-verbal déclaré ouvert, les
reproches et les menaces de lord Beaconsfield, indiquaient
surabondamment la gravité de la situation et la néces-
sité d'y parer au plus tôt par un expédient quelconque.
Le temps ne permettant pas de tenir conseil — les
séances du Congrès étaient devenues alors quotidiennes
— le premier plénipotemiaire ottoman prit sur lui de
suggérer au gouvernement impérial la constitution
d'une Commission européenne destinée à prendre en
main les affaires de Bosnie et à juger sur les lieux
mêmes et d'après la marche des événements, si l'oc-
cupation par les troupes austro-hongroises était une
nécessité ou non. Voici la partie principale du télé-
gramme qu'il expédiait à ce sujet, dès le 29 juin, au mi-
nistère Impérial :
« Le Congrès a admis, au moins ce point est arrêté
entre les principales puissances, qu'une Commission
européenne s'occuperait immédiatement de l'organisa"
tion de la province de la Roumélie orientale, du râpa-
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 151
triement des réfugiés^ etc. C'est cette même Commission
que le gouvernement devra consulter avant de mettre à
exécution les réformes à introduire dans les provinces
grecques. Ne pourrait-on pas proposer, pour couper
court aux reproches d'impuissance et de négligence dont
on nous accuse et dont on fait le principal argument de
l'occupation, une Commission européenne spéciale du
même genre pour la Bosnie et l'Herzégovine pour con-
trôler l'exécution des réformes promises par la Sublime-
Porte ? Ne pourrait-on pas même aller plus loin et dire
que ce ne serait que dans le cas oit cette Commission
constaterait, au bout d'un certain temps, que la Porte
n'a pas voulu ou n'a pas pu mettre à exécution les ré-
formes promises qu'on s'entendrait sur une occupation
qui n'aurait ainsi d'autre but que de prêter main-forte .
à la Commission pour la mise à exécution de ces ré-
formes et qui cesserait avec la Commission elle-même ?
Je livre cette idée personnelle d'une manière toute confi-
dentielle à l'appréciation de Votre Altesse comme une
issue qui, après tout, de deux choses l'une : ou elle serait
acceptée par le Congrès^ et nous sauverions la situation,
ou elle serait rejetée par le Congrès en donnant à la
Porte un moyen palpable de prouver la légitimité de sa
résistance. »
En prenant sur lui la responsabilité de suggérer l'idée
d'une Commission européenne pour la Bosnie et l'Her-
152 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
zégovine, le premier plénipotentiaire ottoman ne se fai-
sait aucune illusion sur V accueil que cette manière de
voir trouverait auprès du ministère ou,, malgré les avis
réitérés des plénipotentiaires, on semblait toujours croire,
à en juger par le télégramme du 28 juin, que le veto de
la Porte empêcherait les puissances de se rallier à Vidée
d'une occupation étrangère. De fait, cette dépêche du
premier plénipotentiaire ottoman demeura sans ré-
ponse, et la Porte n'accéda aux idées qui étaient expo-
sées qu'après que les troupes autrichiennes eurent franchi
la frontière de la Bosnie et à une époque où une pareille
proposition ne pouvait plus les arrêter dans leur marche
sur Sarajevo.
Mais pendant que la Porte jugeait Vidée de la Com-
mission européenne comme trop avancée, les deux autres
plénipotentiaires ottomans^ à qui le télégramme adressé
à la Sublime-Porte fut communiqué quelques heures après
qu'il eut été expédié, la trouvèrent tout au contraire
insuffisante. Frappés de V insistance que le Congrès ou
du moins les puissances qui décidaient de sa marche
avaient mise dans Vaffaire de Voccupation des deux
provinces, et fortement préoccupés des inconvénients que
les représentants de V Angleterre signalaient, ils étaient
d'avis que ce qui pressait le plus c'était de trouver un
moyen de fermer le protocole demeuré ouvert sans brus-
quer les choses. Ils pensaient que la proposition d'une
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 153
Commission européenne était de nature à raviver plutôt
le débat qu^à Vapaiser^ et à nous attirer le danger que
le prince de Bismarck avait signalé lorsqu'il avait dit
que dans le cas oii la Turquie ne se rallierait pas à la
manière de voir des puissances^ celles-ci aviseraient à
leurs propres intérêts.
Sous r influence de ces idées ^ ils déclinaient V opinion
émise par leur premier plénipotentiaire. U unité d'action
était indispensable et une scission entre les représentants
de la Porte, dans un pareil moment, aurait pu amener
de graves inconvénients. Aussi ^ après bien des discus-
sions^ on convint d'adresser à la Porte le télégramme
suivant qui fut expédié le 1^^ juillet :
« Les puissances qui nous sont le plus favorables dans
le Congrès nous pressent beaucoup pour l'affaire de la
Bosnie et de l'Herzégovine. Elles considèrent essentiel
d'éviter une décision de la Porte qui serait en contra-
diction avec l'opinion émise par le Congrès et qui le
mettrait en demeure, pour ainsi dire, de formuler quelque
chose de précis. »
« Le protocole, comme j'ai déjà eu l'honneur de le
télégraphier â Votre Altesse^ reste ouvert pour nous.
Il s'agirait de le fermer sans brusquer les choses. Nous
pensons à cet effet que pour éviter de graves complica-
tions et pour gagner, si possible, du temps, la Porte, dans
le cas où elle ne croirait pas devoir résister ouvertement
154 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
à r Opinion du Congrès ^pourrait nous autoriser à faire
la déclaration suivante : « Le gouvernement I. ottoman
« a pris en très haute et très sérieuse considération Vopi-
(( nion émise par le Congrès relativement aux moyens
« propres à amener la pacification de la Bosnie et de
« VHerzégovine et se réserve de s'entendre directement
« avec le Cabinet de Vienne à cet égard. » C'est là une
idée que nous partageons tous les trois. Certes^ si Von
pouvait éviter de faire toute déclaration cela ne vau-
drait que mieux ; mais le protocole demeurant ouvert,
nous serons bien un jour ou Vautre obligés de nous
expliquer^ et il nous a semblé utile de soumettre à la
haute appréciation de Votre Altesse une formule qui
nous paraît répondre aux exigences de la situation au
sein du Congrès et sur laquelle nous croyons pouvoir
nous entendre avec le comte Andrassy. »
Le \ et le ^ juillet les plénipotentiaires ottomans
recevaient les deux télégrammes suivants :
« S. -Porte, le 3 juillet. — Vous êtes autorisés à faire
au Congrès la déclaration suivante : « Le gouverne-
ment impérial a pris en très sérieuse considération
Vopinion émise par le Congrès relativement aux
moyens propres à amener la pacification de la Bosnie
et de VHerzégovine et il se réserve de s'entendre di-
rectement et préalablement avec le Cabinet de Vienne
à cet égard, »
I
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 155
« Sublime-Porte, le 4 juillet. — Par mon dernier
télégramme d'hier y je vous ai transmis la déclaration à
faire au Congrès, au nom du gouvernement impérial,
pour y affaire de la Bosnie et de l'Herzégovine. Cette
déclaration^ qui est conforme à Vidée que vous m* avez
suggérée par votre télégramme n^ 76, a été approuvée
par le Conseil des ministres et sanctionnée par S. M. I.
le sultan. Nous y avons ajouté seulement le mot préala-
blement pour bien expliquer que l'occupation ne doit
avoir lieu qu'après notre entente avec le Cabinet de
Vienne. Je vous enverrai incessamment des instruc-
tions au sujet de l'arrangement qu'il s'agit de conclure
à cet effet avec le gouvernement austro-hongrois. »
En y réfléchissant, les plénipotentiaires ottomans
pensèrent qu'ils pouvaient prendre sur eux d'insérer
dans la déclaration quelques mots indiquant que l'in-
troduction d'une armée étrangère dans le pays pour y
inaugurer des réformes administratives était une ques-
tion d'une délicatesse extrême et que, afin que cette
occupation effectuée sous les yeux de l'Europe et sous
l'influence de ses conseils ne dégénérât pas de son carac-
tère primitif il importait que les arrangements à inter-
venir entre l'Autriche et la Porte fussent placés sous la
sauvegarde de l'honneur européen. Il sembla que toutes
ces idées pouvaient être exprimées par une phrase très
courte ety en conséquence, la déclaration faite par les
156. RAPPORT CARATHéODORY PACHA
plénipotentiaires ottomans par devant le Congrès fut
de la teneur suivante :
« Le gouvernement impérial ottoman a pris en très
sérieuse considération Vopinion émise par le Congrès
relativement aux moyens propres à amener la pacifica-
tion de la Bosnie et de V Herzégovine. Il y met une
confiance entière, e^ il se réserve de s^ entendre directe-
ment et préalablement avec le Cabinet de Vienne à cet
égard. »
Un peu avant la séance^ les plénipotentiaires otto-
mans avaient communiqué au comte Andrassy le texte
qui précède. Celui-ci s'empressa de le montrer au prince
de Bismarck qui se fit répéter deux fois la phrase il y
met une confiance entière. // regarda après ça le
comte Andrassy dans le blanc des yeux et ^ comme ce
dernier ne dit rien, il s'achemina en silence vers le buffet.
Dans la journée du ^, on avait reçu à Berlin un télé-
gramme daté du 6^ et dans lequel la Porte annonçait
que la nouvelle de l'occupation autrichienne répandue
dans le pays y avait causé une grande surexcitation
et que les musulmans couraient aux armes en déclarant
qu'ils étaient décidés à se sacrifier jusqu'au dernier y
ainsi que leurs compatriotes chrétiens, pour résister à
Ventrée de l'étranger. « Aussitôt, continuait le télé-
gramme, que ces nouvelles nous sont parvenues, nous
avons pris les mesures nécessaires pour calmer les
RAPPORT SECRET A LA S. - P O R T E 157
esprits. Il était pourtant convenu que le Cabinet de
Vienne devait s'entendre avec nous, avant de procéder
à l'occupation y sur les conditions et les détails et, de
notre côté, nous voulions prendre certaines dispositions
pour préparer la population. Cependant, c'est le consul
austro-hongrois à Sarajevo et son drogman qui ont
répandu dès à présent dans le pays la nouvelle de l'oc-
cupation et ont occasionné cette grande agitation.
« Veuillez informer de ce qui précède le comte An-
drassy afin qu'il n'attribue pas ce qui se passe en Bosnie
aux insinuations des autorités locales. »
Les plénipotentiaires ottomans s'abouchèrent immé-
diatement avec le comte Andrassy ; le résultat de leur
conversation fut télégraphié à la Porte le 8 juillet dans
les termes suivants :
« Je présentai au comte Andrassy la nécessité de
s'entendre avec nous au préalable afin d'empêcher quelque
explosion qui irait à l'encontre des intentions des deux
gouvernements. Le comte, qui d'abord avait semblé ne
pas vouloir admettre les explicatiojis que je lui ai don-
nées sur la base des instructions de Votre Altesse et qui
disait que les décisions du Congrès devaient être exé-
cutées, promit de télégraphier au comte Zichy de s'in-
former auprès de Votre Altesse des causes qui provo-
quaient cette effervescence et des moyens qu'il y aurait
lieu d'adopter pour la calmer. »
158 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
Le 9, Son Altesse le grand vizir adressait au premier
plénipotentiaire un télégramme personnel dans lequel,
après avoir confirmé le contenu du télégramme du 6
concernant V effervescence des esprits en Bosnie, il le
chargeait de s'adresser confidentiellement au comte, de
lui exposer la situation et de l'engager à renoncer à la
mesure de V occupation. Le télégramme en question
portait entre autres :
« Malgré les ordres péremptoires que nous ne cessons
de leur envoyer, les autorités de Bosnie se trouvent dans
V impossibilité de calmer les esprits. La Sublime-Pot te
fait donc un appel chaleureux aux sentiments d'amitié
et de justice du gouvernement de Sa Majesté Impériale
et Royale Apostolique et le prie instamment de vouloir
bien ajourner la mise à exécution de son plan jusqu'à ce
que nom puissions nous entendre avec le Cabinet de
Vienne sur les mesures à prendre d'un commun accord
en Bosnie et en Herzégovine. Il est probable que dans
l'intervalle le gouvernement austro-hongrois, appré-
ciant la sincérité de notre désir et de notre ferme inten-
tion d'assurer la prospérité de ces provinces, ainsi que
le rapatriement et l'installation des réfugiés dans leurs
foyers, voudra bien renoncer à l'occupation et nous
confier entièrement la tâche qu'il se propose de remplir.
C'est par ordre de Sa Majesté Impériale le sultan que
je vous charge de faire immédiatement dans le sens qui
RAPPORT SECRET A LA S. - P O R T E 159
précède auprès de Son Excellence M. le comte Andrassy
une démarche confidentielle. Le résultat favorable de
vos efforts à cet égard sera Vobjet de la haute satisfac-
tion de notre Auguste Maître et vous rendra digne de
nouvelles récompenses. »
Le lendemain, c'est-à-dire le 10, la Porte expédiait à
ses plénipotentiaires un nouveau télégramme annonçant
que les mêmes* symptômes d'effervescences se manifes-
taient en Herzégovine.
« A en juger par la surexcitation des esprits, disait le
télégramme, et par les préparatifs qui se poursuivent si
activement, il est à prévoir que les troupes autrichiennes^
en franchissant la frontière^ rencontreront une résis-
tance unanime opiniâtre. Des calamités graves en pour-
raient résulter^ d'autant plus que V armée, composée de
Bosniaques, est décidée à fraterniser avec le peuple. »
Les événements se sont chargés de montrer combien
étaient vraies les informations reçues par la Porte au
sujet de l'effervescence et de la surexcitation des esprits
en Bosnie et en Herzégovine. Seulement, on ne saurait
assez déplorer que la situation qu'elles dénotaient eût
été portée si tard à la connaissance de la Porte. Le
télégramme du zd juin ^ qui avait servi de base à l'ar-
gumentation des plénipotentiaires ottomans dans la
séance dans laquelle on avait agité la question de ces
deux provinces^ avait un caractère tout différent et le
l6o RAPPORT CARATHéODORY PACHA
soin que le ministère avait pris de parler des obstacles
que V occupation rencontrerait parmi la population,
dans un télégramme séparé et destiné à être communiqué
à lord Salisbury seulement, indiquait suffisamment que
Vintention de la Porte ne pouvait être de porter la dis-
cussion générale sur ce point. Le télégramme contenant
la déclaration à faire au Congrès était du 3 ; il avait
été confirmé, ainsi qu'on Va vu, par un télégramme
subséquent du 4. Si la Porte eût connu à ce moment la
situation vraie dans les deux provinces, il eût certes
mieux valu ne pas autoriser ses plénipotentiaires à faire
la déclaration dans les termes que nous avons transcrits
plus haut, déclaration qui, en principe, admettait Voc-
cupation autrichienne en réservant seulement une
entente. En revanche, les télégrammes des 6, 8, 9 et
10 juillet démontraient que Vétat des esprits en Bosnie
et en Herzégovine ne permettrait pas la mise à exécution
de la mesure adoptée par le Congrès sans une grande
effusion de sang et, dans ce cas, il eût certainement
mieux valu pour la Porte répondre à la proposition
anglaise par une déclaration plus conforme à Vétat des
choses. Le pire c'était que dans Vintervalle les choses
avaient marché à Berlin comme en Bosnie.
Nous avons dit que les Autrichiens avaient été en-
gagés dès le lendemain de la séance du 26 juin à entrer
en Bosnie sans attendre Vassentiment et pas même la
RAPPORT SECRET A LA S. - P O R T E l6l
réponse de la Porte et que le comte Andrassy résistait
à ces conseils. Il est cependant facile de rattacher F atti-
tude et le langage du drogman du consulat d'Autriche
à Sarajevo à ces encouragements qui étaient prodigués
au comte à Berlin. On aura voulu lancer un ballon
d'essai pour sonder les dispositions de la population au
sujet d'une occupation immédiate. Les nouvelles ré-
pandues par le drogman ayant effarouché la population
on se sera convaincu à Vienne que Ventrée des troupes
rencontrerait une résistance armée., et comme on n'avait
pas encore réuni le nombre de troupes qu'on croyait
devoir suffire à l'occupation, on se sera très probable-
ment décidé à ne pas suivre immédiatement le conseil
du prince de Bismarck et à retarder le mouvement mi-
litaire jusqu'au moment où. Von aurait achevé les pré-
paratifs commencés. Que le défaut de troupes ait été le
seul motif du retard des Autrichiens, c'est ce qui est
amplement prouvé par le fait que le 28 juillet, c'est-à-
dire dès que les préparatifs eurent été achevés, on a
franchi la Save sans s'arrêter devant aucun scrupule.
Nous faisons cette observation pour mieux montrer la
disposition d'esprit dans laquelle les plénipotentiaires
austro-hongrois se trouvaient au moment où la Porte
demandait qu'on persuadât au comte de renoncer à
l'idée d'occupation. La convention anglo-turque et la
cession de Chypre qui venaient d'être divulguées à ce
Bareilles 1^
102 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
moment contribuaient aussi à exciter la convoitise des
Autrichiens. Ceux-ci avaient eu de très bonne heure
connaissance de Varrangement secrètement conclu entre
la Turquie et V Angleterre , il ne faut pas en douter, pas
plus qu^il n'y a lieu de douter quHls auront mis dans
le secret M. de Bismarck vis-à-vis duquel le comte
Andrassy n'aurait jamais osé garder le silence sur un
sujet de pareille importance, et pendant que les Anglais,
qui avaient pris Chypre, trouvaient naturel de seconder
l'occupation de la Bosnie par les Autrichiens, ceux-ci,
de leur côté, devaient évidemment redoubler d'efforts
pour ne pas sortir du Congrès moins avantagés que les
Anglais.
Le 4 juillet, un télégramme de la Porte apprenait
aux plénipotentiaires ottomans l'existence d'une con-
vention signée entre l'Angleterre et la Turquie un mois
auparavant au sujet de l'Asie-Mineure et de Chypre.
Ils furent, on ne peut plus le nier, contrariés de n'avoir
pas connu plus tôt un fait de cette importance qui, s'il
avait été connu à temps, leur eût donné le droit d'exer-
cer sur les plénipotentiaires britanniques une pression
beaucoup plus forte que cela n'avait été le cas. Le
7 juillet, la convention était ébruitée et probablement
publiée même à Londres. Immédiatement on connut le
fait à Berlin et, dès ce moment, les Autrichiens, profi-
tant du désarroi jeté dans les rangs de ceux qui ne la
RAPPORT. SECRET A LA S. -PORTE 163
connaissaient pas d'avance^ se montrèrent encore plus
intraitables dans leurs exigences. Le 8 juillet la Com-
mission de rédaction s^ occupa de V article relatif à la
Bosnie. Elle se trouvait placée sous la présidence du
prince de Hohenlohe et avait choisi pour son secrétaire-
rapporteur, M. Desprez, troisième plénipotentiaire de
France, Ces deux personnalités nous étaient, en gé-
néral, peu sympathiques. Cependant cette fois M. Des-
prez avait voulu se montrer moins intransigeant que
d'habitude et proposa pour la clause relative à la Bosnie
une phrase dans laquelle il motivait l'occupation par
la nécessité de pourvoir au plus tôt à la pacification du
pays. M. de Haymerlé protesta avec beaucoup de viva-
cité contre une pareille rédaction. D'après lui on n'avait
besoin d'aucune phrase, d'aucune explication ; il ne
s'agissait que de déclarer purement et simplement que
les deux provinces seraient occupées et administrées par
l'Autriche-Hongrie. Le premier plénipotentiaire otto-
man essaya de faire adopter par la Commission^ et sur-
tout par M. de Haymerlé, quelque phrase se rattachant
à la déclaration qu'il avait faite, au nom du gouverne-
ment impérial, dans la séance du 4 en plein Congrès»
Mais la Confmission se prononça avec une unanimité
remarquable contre toute pareille insertion.
La déclaration du gouvernement ottoman avait été
faite, disait-on, en vue du protocole ; elle y avait été
164 RAPPORT CARATHéODORY PACHA
insérée ; on n'avait plus à s'en occuper dans le traité et
c'était affaire aux deux gouvernements de s'entendre
entre eux. Le plénipotentiaire d'Italie, comte de Launey,
fut le seul qui gardât le silence ; mais tous les autres
membres de la Commission de rédaction ayant approuvé
la manière de voir très absolue de M. de Haymerlé,
non seulement on n'admit rien de ce que le plénipoten-
tiaire ottoman avait proposé, mais on retrancha même
la phrase dans laquelle M. Desprez donnait pour ainsi
dire les motifs et, par conséquent aussi, le but de l'occu-
pation. Cette rédaction^ qui y d'après l'unanimité cons-
tatée parmi les membres de la Commission — sauf bien
entendu la voix du plénipotentiaire ottoman — ne
laissait pas de doute sur le parti auquel le Congrès de-
vait s'arrêter, fut télégraphiée dès le 9 au matin à
Constantinople.
Le ïo juillet, l'article relatif à la Bosnie et à l'Her-
zégovine fut lu en Congrès. Le protocole officiel (N^ 11)
rapporte à ce sujet ce qui suit : « Sur V article relatif
à la Bosnie-Herzégovine les plénipotentiaires ottomans
déclarent s'en référer à la communication qu'ils ont eu
l'honneur de faire au Congrès au nom de leur gouver-
nement. »
Cependant on doit à la vérité de dire que sur ce
point le protocole officiel est pour le moins d'un grand
laconisme. Voici ce qui se passa : Aussitôt après la
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 165
lecture de V article proposé par la Commission de rédac-
tion, les plénipotentiaires ottomans signalèrent que la
rédaction n'avait pas tenu compte de la déclaration de
leur gouvernement insérée dans le protocole du 4 juillet
et qu'il était nécessaire de le compléter en ajoutant une
phrase telle que/â cet effet, la Turquie et l'Autriche
s'entendront préalablement entre elles, ou telle autre
que le Congrès approuverait et qui aurait la même
portée. Le plénipotentiaire ottoman proposa même deux
ou trois rédactions. Le comte Andrassy répliqua que ce
qui était dans le protocole y resterait bien^ mais qu'il
n'y avait pas là matière à une modification de l'article
proposé. M. de Bismarck approuva cette manière de
voir, et il demanda rudement aux plénipotentiaires otto-
mans s'ils n'avaient pas autre chose à dire. Ceux-ci
répétèrent encore une fois que la déclaration de leur
gouvernement était explicite et qu'ils priaient le Con-
grès de s'y référer. Mais, à ces mots, le prince fit un
signe d'impatience très prononcée et M. Desprez reprit
la suite de la lecture des articles sans qu'aucun membre
du Congrès ait rien dit.
Ce qui est digne à noter surtout c'est que, malgré les
demandes instantes des plénipotentiaires ottomans, le
secrétariat, d'ailleurs très empressé à admettre les
observations des membres du Congrès, ne consentit ja-
mais à rectifier le protocole de ce jour sur ce point. Les
l66 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
paroles exactes de M. de Bismarck et du comte An-
drassy et celles des plénipotentiaires ottomans furent
constamment supprimées malgré les corrections que ces
derniers ne cessaient de faire ^ et ^ comme d'après la règle
établie, le protocole n'était jamais lu en séance, la ver-
sion officielle resta telle qu'elle avait été élaborée évi-
demment sur des ordres supérieurs.
A la fin de la séance du lo, M. Waddington s'appro-
cha du premier plénipotentiaire et de l'ambassadeur
ottomans qui étaient à se communiquer leurs impres-
sions sur ta marche des affaires. Les voyant très tristes,
comme c'était bien naturel, il leur dit ces mots :
« — Vous êtes agités et vous avez raison de l'être.
Je vous plains, mais malheureusement je ne puis rien
pour vous. Le Congrès de Berlin est votre Ferrières. Cet
homme, qui est assis à côté de moi, fait de vous ce qu'il
a fait dans le temps de nos plénipotentiaires. Vous devez
subir la Ici du plus fort. Résignez-vous, car il n'y a
pas d'autre parti à prendre. La Bosnie et l'Herzégovine
sont perdues. Nous ne l'avons pu empêcher. Seulement
tâchez de tirer un profit quelconque des Autrichiens.
Prenez-leur de l'argent si vous pouvez ; réservez-vous
quelques droits. Mais quant à aller au delà, c'est peine
inutile. »
Réduits ainsi à ne compter que sur leurs propres res-
sources, convaincus que toute proposition faite au Congrès
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 167
relativement à V occupation des deux provinces^ rencon-
trerait un obstacle invincible dans le parti pris du
prince de Bismarck^ les plénipotentiaires ottomans pen-
sèrent^ et avec raison, que la seule voie qui leur demeurât
ouverte était d^essayer de s'entendre directement avec
le comte Andrassy. Bien que celui-ci eût pour lui V appui
déclarée du Congrèr dans ses entreprises sur la Bosnie
et VHerzégovine, le caractère personnel du comte lais-
sait espérer que^ s'il était abordé directement, il se prê-
terait à des adoucissements et à des arrangements beau-
coup plus facilement que s'il était interpellé en présence
du prince de Bismarck. Le premier plénipotentiaire de
Turquie l'entretint, dès le 10, du contenu du télégramme
personnel de Son Altesse le grand vizir qui prescrivait
de chercher à faire renoncer l'Autriche à son projet
d'occupation. Il ne lui proposa pas une renonciation
absolue comme le télégramme viziriel l'aurait désiré,
car une pareille proposition l'aurait effarouché. En-
gager le comte Andrassy à renoncer à ce triomphe au-
quel son gouvernement attachait tant d'importance,
auquel il avait subordonné la réunion du Congrès et
que le Congrès lui avait rendu si facile, c'eût été-, pen-
sait le plénipotentiaire ottoman, tenter l'impossible,
alarmer la politique autrichienne et précipiter des évé-
nements que la Turquie avait intérêt à retarder le plus
possible. C'est à cela qu'il concentra ses efforts enrepré-
l68 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
sentant au comte les avantages qui découleraient d*une
entente avec la Porte et, d'autre part, les inconvénients
et les dangers d'une explosion révolutionnaire que
Ventrée précipitée des Autrichiens en Bosnie ne man-
querait pas de provoquer. Une fois qu'il l'aurait amené
dans la voie d'une entente, le plénipotentiaire ottoman
espérait induire le comte à n'occuper qu'une partie de
ces provinces. Le comte se montra pourtant assez peu
disposé à abonder dans la manière de voir du plénipo-
tentiaire ottoman et, pour toute réponse, il dit qu'il
avait télégraphié tout son plan au comte Zichy, que
celui-ci devait en causer avec le grand vizir, que ses
idées étaient modérées et qu'il ne voyait pas pourquoi
la Porte ne les partagerait pas. En ce qui le concernait
personnellement, le comte annonçait que, le jour même
de la signature du traité, il partirait pour Vienne afin
de s'entendre avec l'empereur sur l'adoption immédiate
de mesures pour la Bosnie. Ceci se passait dans la
matinée du lo. Dans la séance du même jour, on a vu
comment le Congrès, ou plutôt M. de Bismarck, s'ex-
primant au nom de toute la haute Assemblée, avait re-
poussé toute mention dans le traité d'une entente entre
les deux gouvernements.
Le II, dans la matinée et avant la séance, les pléni-
potentiaires ottomans reçurent sur cette même question
plusieurs télégrammes du grand vizir dont quelques-uns
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 169
avaient été retardés en route. Un de ces télégrammes
contenait le projet d'une convention à proposer à la
signature du comte dans le cas oii il ne consentirait pas
à renoncer à l'occupation, et un autre exprimait l'éton-
nement que la Sublime-Porte avait éprouvé en prenant
connaissance de la rédaction projetée pour l'article
relatif à la Bosnie et à l'Herzégovine et donnait pour
instructions d'insister au sein du Congrès sur l'inser-
tion d'une clause de nature à subordonner l'occupa-
tion temporaire à une entente entre la Sublime-Porte
et l'Autriche. « Autrement, disait le télégramme, vous
ne donnerez pas votre adhésion à la rédaction dont il
s'agit. ))
La Porte parlait, comme il résulte de la dernière
partie de la phrase susmentionnée, dans la supposition
qu'il ne s'agissait encore que d'une rédaction de la
Commission. Elle ignorait qu'en attendant les choses
avaient marché très vite et que la veille de la réception
de ce télégramme à Berlin le Congrès avait repoussé
tous les amendements proposés dans ce sens par les plé-
nipotentiaires ottomans. Or, comment pourrait-on es-
pérer que le comte Andrassy souscrirait à un arrange-
ment tel que la Porte le désirait si l'on ne parvenait pas
tout d'abord à le lier en le faisant consentir à faire insérer
dans le traité le principe même de l'entente et comment
pourrait-on revenir sur l'article que le Congrès avait
170 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
déjà voté la veille si ce n'était que du consentement du
comte Andrassy ?
Le projet de convention proposé par la Porte,
comme on le verra plus tard en détail, n'était, en effet,
que la négation absolue et formelle de tous les avantages
que r Autriche avait eus en vue en insistant sur V occu-
pation de la Bosnie et de VHerzégovine. Il était très
logique en ce sens qu'il prenait pour hase le désir ex-
primé par les gouvernements européens de voir un mo-
ment plus tôt rétablir dans ces provinces l'ordre et la
tranquillité. C'était là, on en conviendra, une manière
fort habile d'interpréter en faveur de la Porte les prin-
cipes humanitaires qui avaient servi de point de départ
à la théorie de l'occupation. Mais par cela même il de-
venait impossible de croire que le comte Andrassy aurait
accepté sérieusement la discussion sur ce terrain, aussi
longtemps que le traité n'aurait pas autorisé la Porte à
réclamer cette entente comme vn droit. A toute force il
fallait s*ouvrir cette voie, et cette voie après le vote du
Congrès dans la séance précédente, il n'était possible
de se l'assurer que par le consentement du comte An-
drassy lui-même.
Le premier plénipotentiaire ottoman se transporta,
par conséquent, chez le comte, dans la matinée du 11 y
et l'amena, à la suite de longues explications, à
admettre que V article contînt un paragraphe final ainsi
RAPPORT SECRET A LA S. -FORTE I7I
conçu : « A cet effets les deux gouvernements se réservent
de s'entendre entre eux sur le détail. )) Andrassy a sou-
tenu plus tard qu'il n'avait accepté cette addition que
parce qu'il croyait qu'elle ne se rapportait qu'au sandjak
de Novi-Bazar . Le plénipotentiaire ottoman^- de son
côté, ne s'était pas expliqué sur ce point, mais dans sa
pensée l'entente à intervenir se rapportait aussi bien à
Novi-Bazar qu'à la Bosnie et à l'Herzégovine. Main-
tenant, si l'on prend en considération l'intérêt majeur
qu'il y avait en ce moment à décider le comte à admettre
volontairement une addition de cette nature, on justi-
fiera, pensons-nous, le plénipotentiaire ottoman de
n'avoir pas insisté sur une rédaction qui serait allée jus-
qu'à vouloir faire constater explicitement le caractère
provisoire de l'occupation et la nécessité d'une entente
préalable. Le comte Andrassy n'en aurait même pas
voulu entendre parler^ et on en serait resté pour l'en-
tente à la déclaration ottomane consignée dans le pro-
tocole.
Dans la séance du même jour, le plénipotentiaire otto-
man annonça qu'il avait à présenter un amendement sur
l'article relatif à la Bosnie. Naturellement, le président
s'empressa de lui refuser la parole, mais Andrassy, qui
était assis tout près de lui, lui ayant soufflé à l'oreille
que c'était affaire entendue entre les parties, le prince
accorda alors seulement la parole au plénipotentiaire
172 RAPPORT CARAT HÉODORY PACHA
ottoman qui fit ajouter séance tenante par le secrétariat
le paragraphe en question.
Une fois ce résultat assuré et le principe de V entente
consacré par le traité^ les plénipotentiaires ottomans
s^ empressèrent^ au sortir de la séance, d'entretenir le
comte du projet de convention qu'ils venaient de rece-
voir. Force lui fut de se déclarer prêt à le discuter ; on
le lui montra^ mais, après l'avoir parcouru, il s'excusa
de ne pas se trouver à même d'exprimer une opinion,
bien qu'il lui parût contenir entre autres des dispositions
qui n'étaient pas de nature à soulever des difficultés. Il
demanda aussi à avoir une copie qui lui fut remise dans
la soirée avec prière de vouloir bien faire connaître aux
plénipotentiaires ottomans sa manière de voir le len-
demain matin. Cependant, après avoir parcouru rapi-
dement le projet dont le premier plénipotentiaire otto-
man lui avait déjà donné une fois lecture, le comte An-
drassy lui avait exprimé son étonnement qu'il n'en eût
pas été question jusqu' à ce moment avec le comte Zichy.
Il montra, sans le lire, un télégramme de celui-ci qui
indiquerait que l'ambassade d'Autriche-Hongrie à
Constantinople était en train de s'entendre ou même
qu'elle s'entendait déjà avec la^ Porte. Il répéta que
lui aussi (Andrassy) désirait se mettre d'accord avec
nous, avouant que les troupes austro-hongroises fissent
leur entrée en Bosnie et en Herzégovine, qu'il ne pouvait
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 173
cependant signer une convention sans prendre les ordres
de l'empereur et que pour accélérer tout cela il avait
Vintention de se rendre au plus tôt à Vienne dans le but
de s'aboucher avec l'empereur. En résumé, ce jour-là,
c'est-à-dire le 11, les plénipotentiaires ottomans se
trouvaient dans la situation suivante : Un télégramme
du 10, qu'ils avaient reçu le 11 au matin, leur prescri-
vait de faire insérer dans l'article du traité relatif à la
Bosnie et à l'Herzégovine les mots occupation tempo-
raire et entente préalable. L'article, en attendant,
avait été déjà voté par le Congrès, dès la veille, malgré
leurs observations ; ils recevaient aussi l'ordre de faire
accepter au comte Andrassy une convention que celui-ci
faisait mine d'accepter en principe afin de gagner du
temps, mais qu'il refuserait évidemment de signer. La
modification brusque de l'article n'étant pas possible en
Congrès, ils s'étaient rabattus sur le comte Andrassy et
étaient parvenus à faire insérer dans le traité, par son
entremise, les expressions qui consacreraient l'entente
en principe. D'un autre côté, ils avaient remis au comte
copie du projet de convention qu'il désirait être à même
d'étudier de plus près. Pour affronter maintenant
l'orage que ne pouvait manquer de soulever la proposi-
tion d'un changement radical de l'article relatif à la
Bosnie, ils avaient besoin d'instructions plus formelles
de leur gouvernement et c'est là, précisément, ce qu'ils
174 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
firent en expédiant dans la journée même un télégramme
à Son Altesse le grand vizir dans lequel, après avoir
rendu compte de ce qui sUtait passé, ils s'exprimaient
dans les termes suivants :
« Le comte Andrassy ne signera pas la convention ;
le temps nous manquera pour cela. Le changement de
Varticle provoquera un tollé général contre nous et
M. de Bismarck, pour les raisons que j'ai bien des fois
exposées à Votre Altesse, ne nous sera pas favorable.
Cependant nous nous conformerons aux ordres de Votre
Altesse et nous pouvons, si vous nous y autorisez^
refuser de signer tant qu'on n'aura pas admis la substi-
tution à cet article d'un autre article dont Votre Altesse
voudra bien nous faire connaître la teneur. Nous pou-
vons aussi insister pour qu'on insère les mots de entente
préalable et occupation provisoire en refusant de
signer. Nous pouvons encore demander une déclaration
des plénipotentiaires, ou de l'Autriche seule en dehors
du traité, et à laquelle nous subordonnerons notre signa-
ture. Votre Altesse voudra bien m'indiquer ce qu'elle
croit convenable. Ce sera, dans tous les cas, une très
grosse affaire^ et il faudra bien que nous ayons des ins-
tructions spéciales avant ^ samedi à midi. J'implore
Votre Altesse de ne pas nous laisser dans le doute. Dans
le cas où nous ne recevrons pas d'ordre contraire, nous
signerons, »
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 175
Le lendemain, 12 juillet , le Congrès s'occupa de
V économie générale du traité. La veille au soir la Com-
mission de rédaction tint sa dernière séance. Le premier
plénipotentiaire ottoman proposa au plénipotentiaire
d'Autriche, M. Haymerlé, d'adopter, en ce qui concer-
nait l'article relatif â la Bosnie et à l'Herzégovine, un
arrangement typographique qui permît de mieux com-
prendre que le paragraphe final que le Congrès venait
d'adopter se rapportait aussi bien au district de Novi-
Bazar qu'à la Bosnie et à l'Herzégovine, Pour éviter
tout malentendu sur ce points il voulait que tout l'article
ne formât qu'un tout jusqu'aux mots à cet effet et que
la phrase commençant par ces mots fût détachée de
manière à former un alinéa séparé. Les membres pré-
sents à la Commission gardèrent le silence et ne don-
nèrent aucun appui au plénipotentiaire ottoman, pas
même pour l'adoption de cet arrangement typographique.
MM. Desprez, rapporteur de la Commission, et Jas-
mund, secrétaire, exprimèrent l'avis qu'un pareil arran-
gement typographique impliquait trop clairement une
question de fond pour qu'ils pussent se le permettre à
défaut d'une décision de la Commission. Quant à M. de
Haymerlé, il déclara s'opposer à tout arrangement de
ce genre pour la raison que si le désir du plénipotentiaire
ottoman était admis, l'entente se rapporterait même à
l'occupation de la Bosnie-Herzégovine pendant que la
176 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
pensée du Congrès et du comte Andrassy était évidem-
ment de ne subordonner cette occupation à aucune
entente. Le plénipotentiaire ottoman insistant pour
V adoption de sa proposition par la même raison que
M. de Haymerlé mettait en avant pour la combattre,
celui-ci quitta la salle des délibérations pour aller con-
sulter le comte Andrassy. Au bout d'une heure il revint
pour déclarer que le comte repoussait catégoriquement
la demande du plénipotentiaire ottoman. Ce dernier se
réserva d'en entretenir lui-même le comte le lendemain.
Avant la séance du 12, il V entretint en effet avec
beaucoup d'insistance, mais le comte Andrassy opposa
une résistance invincible. « Vous voulez donc, disait-il
au plénipotentiaire ottoman, que j'admette l'entente
pour l'occupation de la Bosnie aussi et conséquemment
que je l'y subordonne. Mais alors tout est bouleversé. »
Et comme le plénipotentiaire ottoman disait qu'il porte-
rait la question devant le Congrès, « Vous n'avez qu'à
parler, répliqua le comte, probablement le prince de
Bismarck se chargera de la réponse, w On se sépara sans
avoir rien conclu. On entra dans la salle et le plénipo-
tentiaire ottoman n'attendait que le moment de saisir
le Congrès de la difficulté que le comte Andrassy venait
de soulever, lorsqu'il le \it quitter sa place et venir près
de lui pour lui annoncer que, tout bien considéré, il
acceptait l'arrangement qu'il avait refusé tout à l'heure.
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 177
Les deux plénipotentiaires s^ adressèrent alors à M. Des-
prez pour lui faire connaître quHls étaient tombés d^ ac-
cord et V article fut rédigé tel qu^il se trouve aujourd'hui
dans le traité. Que s'était-il passé dans Vintervalle ?
On peut et Von doit croire^ bien qu'on ne puisse V affir-
mer, que le comte Andrassy avait consulté le président
et que celui-ci, afin de ne point se trouver dans le cas
de faire usage encore une fois de son influence présiden-
tielle contre les plénipotentiaires ottomans, aura con-
seillé au comte Andrassy de céder. Mais en résulte-t-il
que le comte avait lieu de se méfier des dispositions du
Congrès et que les plénipotentiaires ottomans auraient
eu quelque chance de rouvrir la question bosniaque à
leur profit s'ils soulevaient un incident en séance plé-
nière ? On peut en douter ^ puisque dans la séance du 11
personne n'avait paru s'intéresser à l'addition proposée
par les plénipotentiaires ottomans et que, la veille
encore, les membres du Congrès, délégués dans la Com-
mission de rédaction, n'avaient semblé prendre aucune
part à la discussion, sauf pour constater qu'elle avait
une portée réelle, et que, ce jour-là même, M. Desprez
ne faisait dépendre l'adoption que du seul consentement
du comte Andrassy. Au fond, personne ne se serait
franchement opposé à l'avis du prince de Bismarck; son
avis était connu et tout porte à croire que la concession
faite par le comte n'était, comme nous le disions plus
JJareilles 12
178 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
haut, que la conséquence de la répugnance du président
de faire, une fois de plus, acte de volonté et d^ autorité
vis-à-vis des plénipotentiaires ottomans au moment
même où les travaux du Congrès touchaient à leur fin.
Les détails qui précèdent ont leur valeur. Plus tard
on verra que le cabinet de Vienne a essayé d'interpréter
le dernier paragraphe de V article 25 comme ne se rap-
portant qu* à Novi-Bazar. Et cependant, si cela était
ainsi, quel aurait donc pu être le sens de la résistance
opposée par le comte Andrassy à la proposition du plé-
nipotentiaire ottoman ? Mais il n'y a pas eu seulement
de la résistance de sa part. Les explications échangées
entre le plénipotentiaire ottoman et MM. Andrassy et
Haymerlé ne laissent place à aucun doute, à aucune
interprétation. La phrase telle qu'elle avait été convenue
avec le comte Andrassy était celle-ci : «( A cet effet, les
gouvernements de Turquie et d'Autriche se réservent de
s'entendre sur le détail. » Le traité porte au lieu de
sur le détail, sur les détails. Il y a entre les deux ver-
sions une nuance sensible. Laquelle des deux doit être
tenue pour authentique ? Entre le protocole que tous
les membres ont vu et signé avant qu'il fût imprimé et
le traité qui fut signé comme de raison sans que per-
sonne ait eu l'idée de le relire, c'est le protocole, pen-
sons-nous, qui doit faire foi. '^
La portée du paragraphe en question tel quHl est
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE I79
dans le texte du traité est très claire par elle-même ^
mais lorsqu'on veut aussi se donner la peine de prendre
en considération les faits que nous venons d'exposer, on
s'étonnera que le Cabinet de Vienne ait jamais pensé
pouvoir élever des difficultés quant au sens de cette
clause. Il est vrai qu'une fois que Von admet que le
traité stipule qiûune entente aura lieu entre les deux
gouvernements pour la Bosnie, on admet aussi nécessai-
rement que, d'après le traité, cette entente devrait pré-
céder l'occupation et l'on aboutit ainsi à la conclusion
que l'entrée sans entente constitue une infraction au
traité. Intéressé à nier cette conséquence, le Cabinet de
Vienne était amené à combattre le principe dont elle
découle et à soutenir pour les besoins de sa cause que
l'alinéa final de l'article se rapporte uniquement à
Novi-Bazar. Mais cette thèse est, comme on l'a vu,
insoutenable de tout point, soit qu'on s'en rapporte au
texte du traité, soit qu'on consulte les faits qui ont pré-
cédé et accompagné la rédaction si tourmentée de l'ar-
ticle 25.
Dans cette même journée du 12, le comte Andrassy
faisait dire aux plénipotentiaires ottomans par M. Kos-
jek, qu'après avoir étudié le projet il trouvait qu^on
pourrait s'arranger et qu'il avait télégraphié au comte
Zichy de demander à la Porte que le premier plénipo-
tentiaire ottoman se rendît à Vienne immédiatement
l8o RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
après la signature du traité pour s'entendre sur la
convention.
Le lendemain 1 3 avait été fixé pour la signature du
traité. Les plénipotentiaires ottomans en avaient pré-
venu leur gouvernement ; ils lui avaient aussi fait con-
naître par le télégraphe, le texte des principaux articles
et la dernière modification introduite dans Varticle
relatif à la Bosnie et à l'Herzégovine. Dans leur télé-
gramme du II y ils avaient exposé leurs idées sur ce qui
restait à faire et ils avaient annoncé que ^ s'ils ne rece-
vaient pas contre -ordre ou de nouvelles instructions, ils
se croiraient autorisés à signer. La séance pour la signa-
ture avait été fixée à 2 heures 1/2.// avait été entendu
aussi que les différents plénipotentiaires enverraient
leurs cachets au secrétariat à midi. La préoccupation
principale des plénipotentiaires ottomans était que les
instructions de la Porte n'arrivassent trop tard. Et
ici il n'est peut-être pas hors de propos de faire remar-
quer combien les plénipotentiaires ottomans étaient
moins avantagés que leurs collègues, même sous le rap-
port des communications qu'ils entretenaient avec leur
gouvernement. Pendant que tous les autres avaient,
grâce aux chemins de fer, le moyen de correspondre par
écrit avec leurs gouvernements à heure fixe et que la
multiplicité des lignes télégraphiques entre Berlin et les
autres capitales les mettait à l'abri de toute crainte de
RAPPORT SECRET A LA S, - P O R T E l8l
retard ou d'accident, les plénipotentiaires ottomans
avaient dû, eu égard à la rapidité que le Congrès mettait
à son œuvre, à la grande distance qui les séparait de
Constantinople et à défaut de départs journaliers de
bateaux à vapeur, ils avaient dû, disons-nous, renoncer
à toute correspondance écrite et s^en remettre entière-
ment aux seules communications télégraphiques. Pour
comble de contrariétés, les quelques lignes télégraphiques
qui avaient été rétablies après la guerre entre Constan-
tinople et l'Europe étaient encore d'un fonctionnement
défectueux qui avait déjà donné lieu à des plaintes fon-
dées aussi bien de la part du ministère que de la part des
plénipoten tiaires .
Heureusement cette fois leurs craintes ne se réali-
sèrent pas. Dans la matinée du i^ juillet, les plénipo-
tentiaires ottomans recevaient les instructions qu'ils
avaient sollicitées pour la signature du traité. Ces ins-
tructions étaient ainsi conçues :
« Vous insisterez d'abord sur la substitution à l'ar-
ticle 25 tout entier d'un article rédigé ainsi qu'il suit :
« Les provinces de la Bosnie et de l'Herzégovine se-
(( ront occupées provisoirement par l'Autriche-Hongrie
« et cette occupation sera subordonnée à une entente
« directe entre la Sublime-Porte et le Cabinet de
« Vienne. »
«< Si, malgré votre insistance, le Congrès refuse d'ad-
l82 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
mettre cette rédaction, vous demanderez une déclara-
tion des plénipotentiaires ou de V Autriche en dehors du
traité, établissant le caractère provisoire de V occupation et
la subordination aune entente entre les deux puissances.
Dans le cas où cette dernière proposition serait également
rejetée par le Congrès, vous déposerez au Congrès,
avant de signer le traité, la note officielle suivante :
« Uarticle dans le traité qui doit être signé aujour-
« d'hui par Leurs Excellences les plénipotentiaires des
« puissances signataires des traités de 1856 et de 1871
« et relatif à l'occupation par les troupes autrichiennes
« des provinces de la Bosnie et de V Herzégovine notant
« nullement conforme à la déclaration que les plénipo-
« tentiaires de Sa Majecté Impériale le sultan avaient
« cru devoir faire à la séance du ^juillet et qui se trouve
« consignée dans le protocole N^ 12, les soussignés s'em-
« pressent de déclarer officiellement, d'ordre de leur
« gouvernement, avant même de signer le traité, que la
« Sublime-Porte entend réserver ses droits de souverai-
« neié sur les provinces de la Bosnie et de l'Herzégovine
(( dont l'occupation par les troupes austro-hongroises
« ne saurait être que provisoire. Les soussignés déclarent
« en même temps que cette occupation doit être subor-
« donnée à une entente entre la Sublime-Porte et le
« gouvernement de Sa Majesté Impériale et Royale
^( Apostolique. »
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 183
« Si le Congrès refuse aussi de recevoir cette notifi-
cation de votre part et d^en prendre acte, vous vous
abstiendrez dans ce cas de signer. »
La difficulté de Vexécution des instructions était
devenue très grande dans V intervalle. Il est vrai que
c'étaient les plénipotentiaires ottomans eux-mêmes qui
avaient suggéré la substitution à Varticle 25 d'un autre
plus avantageux pour leur gouvernement. Mais, en fai-
sant cette proposition le 11, ils espéraient encore que la
signature du traité aurait pu être retardée au delà
du 13. Cependant, la volonté tenace du prince de Bis-
marck avait vaincu tous les obstacles. La revision du
traité s'était faite avec une rapidité incroyable. Par
une innovation due à Vinitiative du prince, le traité,
au lieu d'être écrit, ce qui aurait pris du temps, avait
été imprimé. On avait travaillé nuit et jour sans relâche
et, le 13 au matin, le traité était déjà imprimé, relié et
déposé sur la table du Congrès. Prétendre introduire à
ce moment-là la moindre modification, c'eût été en
quelque sorte jeter le défi au prince de Bismarck. Les
conséquences d'une rupture pouvaient être on ne peut plus
graves. Se figure-t-on la Turquie,après le mémoran-
dum de Berlin, après les conférences de Constantinople,
après le protocole de Londres, rompant en visière une
fois encore avec toute l'Europe, ses plénipotentiaires
quittant la, salle du Congrès avec éclat pour se retirer
184 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
dans un isolement complet et laisser les puissances libres
d'apprécier, de condamner et de réprimer ce qu'on appe-
lait déjà r attitude perturbatrice de la Turquie ? A plu-
sieurs reprises le prince avait déclaré en présence de
ses collègues et des plénipotentiaires ottomans que si la
Turquie refusait de signer il ne s'en trouverait pas em-
barrassé. Et si le cas s'était présenté, certes M. de Bis-
marck n'aurait pas reculé devant les conséquences de
ses paroles.
Quelques jours auparavant, on avait pu détourner le
Congrès de la pensée d'une garantie d'exécution, mais
on y serait revenu bien certainement et avec une rudesse
très accentuée le jour où. la Turquie aurait fait mine de
combattre ouvertement les volontés de l'Europe. Les
plénipotentiaires ottomans tremblaient, c'est le mot, à
l'idée de- la responsabilité qu'ils auraient assumée s'ils
devenaient, eux qui avaient été envoyés à Berlin pour
chercher un allégement aux maux qui accablaient leur
pays, l'instrument ou la cause de quelque nouvelle cala-
mité. Pour ne pas courir ce danger, il fallait donc à
tout prix éviter de se trouver face à face avec M. de
Bismarck et', dès lors, de toutes les alternatives indi-
quées par le ministère Impérial, celle consistant à
essayer de traiter directement avec les plénipotentiaires
autrichiens leur sembla la seule pratique.
Ils se rendirent, par conséquent^ à l'ambassade d'An-
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 185
triche vers lo heures ; à ce moment le comte était sorti y
mais, à midi, ils furent prévenus qu'il était rentré et ils
s'empressèrent de retourner chez lui. Le comte Andrassy
se trouvait seul ; ils lui dirent que le moment approchait
oïl le traité allait être signé et que, conformément aux
instructions très catégoriques qu'ils venaient de rece-
voir, ils désiraient que les explications qu'il leur avait
souvent données de vive voix sur l'occupation des deux
provinces fussent constatées par écrit. Le texte du traité
était très laconique à cet égard ; les discussions du Con-
grès avaient été également écourtées ; il importait au
maintien des bonnes relations des deux empires qu'au-
cune place ne fût laissée à des malentendus en ce qui
concernait les droits souverains du sultan, le caractère
provisoire de l'occupation et la nécessité d'une entente
préalable. Ceci dit, on remit au comte le projet de la
déclaration dont les plénipotentiaires ottomans avaient
l'ordre de demander la signature. Ce document était
ainsi conçu :
« Afin de mieux préciser le sens de l'article relatif à
la Bosnie et à l'Herzégovine du traité soumis aujour-
d'hui à leur signature et sur le désir exprimé par les
plénipotentiaires ottomans au nom de leur gouverne-
ment, les plénipotentiaires austro-hongrois déclarent
au nom du gouvernement de Sa Majesté Impériale et
Royale Apostolique que les droits de souveraineté de
l86 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
Sa Majesté Impériale le sultan sur les provinces de
Bosnie et d'Herzégovine demeurent réservés^ que Voc-
cupation dont il est question dans V article susmentionné
ne saurait être que provisoire et qu'elle reste subor-
donnée à une entente entre la Sublime-Porte et le gou-
vernement impérial et royal. »
Le comte lut le papier une première et une seconde
fois et dit que pour les droits de souveraineté du sultan
il n'avait rien à objecter, mais du moment qu'il s'agis-
sait de signer une convention et qu'il avait même télé-
graphié au comte Zichy à ce sujet, il ne voyait pas la
nécessité de faire de nouveaux actes. Les plénipoten-
tiaires lui firent remarquer que leurs instructions étaient
catégoriques, qu'il pouvait leur indiquer les changements
de rédaction qu'il croirait indispensables, mais qu'ils
regrettaient de se trouver dans la nécessité de lui dire
que, s'ils n'obtenaient pas une déclaration dans le sens
indiqué, il ne leur resterait plus qu'à donner cours à
leurs instructions. A ce moment, M. de H ay mer lé étant
entré dans la chambre, le comte lui donna connaissance
de ce qui se passait et lui montra le projet de déclara-
tion. M. de Haymerlé, après l'avoir parcouru, s'écria :
« Mais c'est impossible. » — « Je ne veux pas de ce mot,
dit le comte, voyons s'il n'y aurait pas moyen de s'en-
tendre. » Il reprit alors le papier, effaça les premières
lignes qui faisaient allusion à une interprétation de
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 187
V article 25, admit le paragraphe concernant les droits
de souveraineté du sultan dans lequel il substitua à V ex-
pression demeurent réservés, les mots ne subissent
aucune atteinte par le fait de Toccupation et repassa
le papier aux plénipotentiaires ottomans en ajoutant
que cela devait suffire et que tout le reste était inutile.
Ceux-ci^ à leur tour, insistèrent. « Mais que disent vos
instructions? » demanda M. de Haymerlé impatienté.
Les plénipotentiaires ottomans répondirent qu'ils
n'avaient pas l'ordre de les communiquer et prièrent le
comte Andrassy de continuer. M. de Haymerlé demanda
alors au comte si les plénipotentiaires autrichiens avaient
le droit de signer un pareil acte. Le comte lui fit remar-
quer qu'il avait les pleins pouvoirs de l'empereur et que,
d'ailleurs, il était son ministre des Affaires étrangères.
M. de Haymerlé comprit à ces mots que le comte avait
été plus convaincu qu'il ne l'avait pensé d'abord de
l'opportunité de ne pas exaspérer les plénipotentiaires
ottomans et se borna à envoyer dire au comte Carolyi
de venir au plus tôt. Il s'établit alors entre les plénipo-
tentiaires des deux États une de ces discussions qu'il est
impossible de décrire dans ses détails, mais dans laquelle
ils apportaient une ardeur contenue qui mit leur système
nerveux à la plus dure épreuve.
Des deux côtés, mais dans un sens différent, on se
disait que leurs collègues devaient être déjà réunis dans
î88 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
la salle du Congrès, que Vahsence des plénipotentiaires
des deux États ferait sensation, que la signature d'une
pareille déclaration était une grosse affaire. On propo-
sait ou rejetait différentes rédactions et ce ne fut qu'au
bout d'une demi-heure que le comte Andrassy se décida
à adopter relativement à l'occupation qu'elle sera
considérée comme provisoire et à l'entente qu'elle se
fera sans retard.
Carolyi, qui était arrivé sur ces entrefaites, essaya
de reprendre la discussion du commencement, mais il
sentit bientôt que ce n'était pas le moment d'entrer dans
de nouveaux développements.
Les plénipotentiaires autrichiens se retirèrent pour
quelques minutes ; quand ils furent rentrés, les plénipo-
tentiaires ottomans leur firent remarquer que la décla-
ration n'indiquait pas assez clairement que l'entente
devait nécessairement précéder l'occupation. « Vous
nous assurez maintenant, disaient-ils aux plénipoten-
tiaires autrichiens, que vous ferez une entente pour l'oc-
cupation ; mais demain vous nous direz que vous avez
été débordés par les événements, que vous avez été en-
traînés malgré vous, et vous entrerez en Bosnie sans
vous être entendus avec le gouvernement du sultan. »
Sur ce point il s'établit un nouveau débat et le comte
finit par ajouter le mot de préalable. Les plénipoten-
tiaires ottomans acceptèrent et l'on donna immédiate-
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 189
ment à copier la déclaration qui, à ce moment, avait la
forme suivante :
« Sur le désir exprimé par les plénipotentiaires otto-
mans, au nom de leur gouvernement, les plénipoten-
tiaires austro-hongrois déclarent, au nom du gouverne-
ment de Sa Majesté Impériale et Royale Apostolique,
que les droits de souveraineté de Sa Majecté Impériale
le sultan sur les provinces de Bosnie et de V Herzégovine
ne subiront aucune atteinte par le fait de V occupation
dont il est question dans l'article 26 du traité à signer
aujourd'hui et que l'occupation sera considérée comme
provisoire. L'entente préalable sur les détails se fera
sans retard. »
En copiant cependant on commit des fautes volon-
taires ou involontaires ; au moment de signer on recom-
mença à discuter ^et ce ne fut qu'après une nouvelle
épreuve qu'on arriva enfin à une entente définitive et
que M. de Haymerlé revint tenant à la main deux copies
exactes dont il voulait faire signer l'une aux plénipo-
tentiaires ottomans. Ceux-ci s'y étant refusés, les plé-
nipotentiaires autrichiens signèrent seuls et remirent à
leurs collègues le document qui se trouve aujourd'hui
aux Archives de la Sublime-Porte et que nous repro-
duisons ici textuellement :
« Sur le désir exprimé par les plénipotentiaires otto-
mans, au nom de leur gouvernement, les plénipoten-
190 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
tiaires austro-hongrois déclarent, au nom du gouverne-
ment de Sa Majesté Impériale et Royale Apostolique^
que les droits de souveraineté de Sa Majesté Impériale
le sultan sur les provinces de Bosnie et de V Herzégovine
ne subiront aucune atteinte par le fait de Voccupation
dont il est question dans Varticle relatif auxdites pro-
vinces du traité à signer aujourd'hui, que Voccupation
sera considérée comme provisoire et qu'une entente
préalable sur les détails de Voccupation se fera immé-
diatement après la clôture du Congrès, entre les deux
gouvernements.
« Berlin, la^^ juillet 1918.
« (Signé)(:
ROLYi, Haymerlé. »
Pendant tout ce temps, cependant, le comte Karolyi
se montrait inconsolable en pensant à la mauvaise im-
pression qu'un tel document produirait sur Vopinion
publique en Autriche s'il venait à être connu. Pour
éviter cet inconvénient, M. de Haymerlé proposa aux
plénipotentiaires ottomans de s'engager à tenir cette
déclaration secrète. « Nous avons, disait-il, d'autres
documents secrets avec d'autres puissances pour cette
même affaire »(*).
(^) Il n'est pourtant pas parfaitement certain que
Mi de Haymerlé ait prononcé ces derniers mots*
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 19I
Mais les plénipotentiaires ottomans refusèrent de
prendre un engagement au nom de leur gouvernement et
il fut convenu seulement que la pièce ne serait pas livrée
à la publicité avant qu^on se fût entendu là-dessus. Ce
point ainsi réglé, les plénipotentiaires ottomans prirent
congé de leurs collègues emportant avec eux la déclara-
tion signée, ainsi que le projet primitif sur lequel se
trouvent les corrections faites au crayon par le comte
Andrassy et dont la forme suffit pour attester tous les
détails qui précèdent.
Ainsi finit cette scène qui ne sera pas oubliée de sitôt
par tous ceux qui y prirent part. Le comte Chottek,
ministre d* Autriche-Hongrie à Bruxelles, disait à un
diplomate : « Mon chef a eu à Berlin une conversation
avec les plénipotentiaires ottomans qu'il ne voudrait
voir recommencer pour rien au monde. »
' De leur côté, les plénipotentiaires ottomans en pour-
raient dire autant et même plus. Le sentiment de la res-
ponsabilité qui pesait sur eux les accablait. D'une part,
ils devaient exécuter leurs instructions ; d'autre part, ils
tremblaient à Vidée que s'ils ne parvenaient pas à per-
suader les Autrichiens de signer cette déclaration, ils se
verraient immanquablement réduits à refuser leur signa-
ture au traité et à provoquer un incident des plus graves .
WAu contraire, en parvenant à arracher aux plénipo-
f^tentiaires autrichiens cette déclaration, les plénipoten-
192 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
tiaires ottomans croyaient avoir sauvé pour le sultan ^
en dépit des dispositions défavorables de toute V Europe
qui avaient prévalu au sein du Congrès^ les deux pro-
vinces. Avec la clause de la réserve des droits de souve-
raineté du sultan^ avec celles concernant le caractère
provisoire de V occupation et de V entente préalable, Inoc-
cupation n'avait plus, ne pouvait plus avoir le caractère
qu'on avait voulu lui donner. Il y avait eu donc là pour
les plénipotentiaires ottomans un vrai succès, autant du
moins que le succès peut dépendre dans des affaires de
cette nature du respect pour un engagement interna-
tional contracté dans les circonstances les plus solen-
nelles.
Cependant, pour en revenir à la suite de notre récit,
toutes ces discussions, ces corrections, ces mises au net
successives avaient pris bien du temps. Les autres plé-
nipotentiaires étaient déjà réunis dans la salle du Con-
grès oîi l'absence des plénipotentiaires ottomans se fit
remarquer d'autant plus que ceux-ci, dans l'incertitude
du résultat de la discussion qu'ils allaient avoir avec les
plénipotentiaires austro-hongrois, n'avaient pas envoyé
au secrétariat leurs sceaux à midi comme cela avait été
convenu la veille. Dans la salle du Congrès, le bruit se
répandit bientôt qu'ils étaient en conférence avec le
comte Andrassy et, comme l'heure se passait., les plénipo-
tentiaires anglais avaient eu la bonté d'envoyer chez
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 193
eux M. Corry pour demander s'ils avaient oublié qu'ils
devaient envoyer leurs sceaux au secrétariat. L'appari-
tion tardive des plénipotentiaires austro-hongrois et
ottomans dans la salle du Congrès fit deviner naturelle-
ment à tout le monde qu'il s'était passé quelque chose
entre eux au sujet de l'occupation. De bonnes raisons
permettent de croire que M. de Bismarck en fut instruit
par le comte Andrassy séance tenante. Dans ce >caSy il ne
doit pas s'en être montré très satisfait. Le prince n'était
pas homme à trouver de bon goût que les plénipoten-
tiaires ottomans s'avisassent d'arracher à son insu aix
plénipotentiaires autrichiens un acte qui, s'il eût été
respecté comme il devait l'être, aurait eu immanquable-
ment pour effet d'enlever à l'Autriche en grande partie
les avantages qu'elle avait tant convoités et pour les-
quels elle avait tant travaillé au Congrès de Berlin.
A prendre la déclaration à la lettre, toute l'économie
du traité de Berlin était modifiée. La première pensée de
AL de Bismarck n'avait pu être que d'annuler en pra-
tique la valeur de l'engagement pris par les plénipoten-
tiaires autrichiens, en engageant ceux-ci encore plus
fortement qu'il ne l'avait fait jusqu'alors à entrer en
Bosnie sans trop se soucier de l'entente qu'ils étaient
tenus désormais de conclure immédiatement après la
clôture du Congrès. Cette préoccupation suffirait
d'ailleurs pour expliquer la froideur marquée avec la-
Bareilles 13
194 RAPPORT CARATHÉODORY PACHA
quelle il reçut les remerciements officiels que le premier
plénipotentiaire ottoman s*est cru en devoir de lui
adresser à la fin de la dernière séance, froideur qui con-
trastait singulièrement avec les adieux pleins de bien-
veillance que lui fit au sortir de la salle la famille du
prince.
Le lendemain 14 juillet, le premier plénipotentiaire
ottoman eut une entrevue avec sir Henry Elliot, ambas-
sadeur d'Angleterre à Vienne, qui était venu la veille
à Berlin pour s'aboucher avec lord Salisbury. On parla
entre autres de V affaire de la Bosnie en termes généraux.
Sir H. Elliot exprima Vidée qu'il serait avantageux
pour la Porte d'aliéner à l'Autriche l'administration du
sandjak de Novi-Bazar contre une indemnité pécu-
niaire. Le plénipotentiaire ottoman se récria contre cette
idée sur laquelle sir H. Elliot n'insista pas, en la carac-
térisant même comme une opinion tout à fait person-
nelle.
Ce furent là les dernières paroles échangées à Berlin
au sujet de la Bosnie et de l'Herzégovine. Le 1^ juillet,
le premier plénipotentiaire ottoman recevait de Son
Altesse le grand vizir le télégramme suivant :
t Sublime-Porte, le 14 juillet.
« Je remercie sincèrement Votre Excellence, au nom
de la Sublime-Porte, des efforts qu^Elle a bien voulu
RAPPORT SECRET A LA S. -PORTE 195
faire pour arracher des plénipotentiaires autrichiens la
déclaration relative à la Bosnie et à VHerzégovine.
« Le comte Zichy m'a remis hier copie d^un télé-
gramme par lequel le comte Andrassy accepte une en-
tente préalable avec nous sur les dispositions à prendre
pour l'occupation et il se montre tout disposé à signer à
cet effet une convention avec nous. Je viens, par consé-
quentj conformément au désir exprimé par le comte
Andrassy, prier Votre Excellence de se rendre à Vienne
aussitôt qu'Elle n'aura plus rien à faire à Berlin pour
conclure avec le Cabinet de Vienne l'arrangement dont
il s'agit, suivant mes instructions précédentes. Nous
tenons à ce que cet arrangement soit conclu un moment
plus tôt parce que l'effervescence et l'agitation en
Bosnie et en Herzégovine augmentent de jour en jour. »
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TABLE
La Diplomatie turco-piianakiote 5
Le Congrès de Berlin 41
Rapport secret adressé a la Sublime-Porte
PAR Caratiiéodory Pacha, plénipotentiaire
TURC AU Congrès de Berlin en 1879 61
Sommaire 61
l, — Le prince de Bismarck 65
IL — La situation au moment de l'ouverture du
Congrès 75
IIL — Bulgarie et Roumélie orient aie 91
IV, — Bosnie et Herzégovine 129
Imprimé sur caractères spéciaux
des « Éditions Boss<iid »
lAINT-AMAND (CHERj. IMPRIMERIE BUSSIERE.
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